Romulus dormait dans la chambre de son palais, à Rome. Sur le mur, une fresque représentait Thésée combattant le Minotaure avec à ses côtés Athéna. Le tyran rêvait. Il voyait le Sénat devant lui, n’ayant aucun pouvoir, le peuple soumis, et il imaginait Rome, qu’il avait fondée, de plus en plus puissante, jusqu’à ce qu’elle surpasse toutes les autres cités. Dans son rêve, il se retrouva dans sa chambre. Dans l’ombre, il vit quelque chose bouger contre le mur. Il tourna la tête et vit Thésée se détacher de la fresque et s’approcher de lui. Il était grand et son visage respirait le courage et l’intelligence. Le Romain admira ce héros ; lui, à cinquante-quatre ans, il avait déjà accompli ses plus grands exploits et il ne pensait qu’au plaisir. Thésée prit la parole :
« Salut Romulus, je suis Thésée, le roi d’Athènes.
- Salut Thésée, répondit l’orgueilleux Romulus, pourquoi viens-tu me voir ?
- Je suis mort il y a bien longtemps, déclara Thésée, et j’ai pu acquérir encore plus de sagesse que pendant ma vie. Je te regarde depuis que tu as fondé Rome et je constate que tu ne suis pas le bon chemin. Je viens t’inciter à la sagesse et à la clairvoyance.
- Pourtant, contesta Romulus, beaucoup de gens déclarent que nous avons de nombreux points communs. Nous sommes tous deux fils de dieux, toi de Poséidon, moi de Mars. Nous avons tous deux accompli de grands exploits et combattu des brigands.
- Oui, répliqua Thésée, mais toi tu as tué des brigands et tu as battu Amulius par peur de la mort, moi j’ai nettoyé les chemins de Grèce infestés de brigands et j’ai tué le Minotaure par ma propre volonté, pour rendre les hommes plus heureux, meilleurs et plus libres. Mais ce n’est pas pour cela que je suis venu te voir. J’ai fondé Athènes, toi tu as fondé Rome. Aucun de nous n’a gardé une monarchie mais quand je suis revenu à Athènes, après tous ces exploits, j’aurais pu régner en maître mais je suis le défenseur des lois en danger, j’ai réalisé le synoecisme en réunissant tous les dèmes de l’Attique, puis j’ai donné au peuple la liberté et l’égalité des suffrages. J’ai installé ainsi les premières bases de la démocratie. Toi, tu as forcé les populations vaincues à supporter ton autorité et tu as installé le pouvoir le plus funeste à une cité : la tyrannie.
- Je respecte ton avis mais, selon moi, la tyrannie n’est pas une mauvaise chose. Pour faire vivre un peuple, il faut une personne autoritaire et puissante. Là où le peuple est le maître, le désordre et le chaos s’installent. Le peuple ne peut pas se gérer seul.
- Athènes cependant sera de plus en plus puissante car, animé par le sentiment et les valeurs démocratiques, son peuple résistera et vaincra les peuples barbares justement dirigés par des rois ou des tyrans. Le monde imitera la culture hellène. Si tu te comportes en démocrate et non comme un tyran, Rome pourra aussi être un exemple de liberté et d’égalité. A Athènes, lors d’une Assemblée, ceux qui voudront proposer quelque chose pour le bien de la patrie se feront connaître, les autres se tairont. Mais toi, tu es enorgueilli par la réussite, tu as adopté les manières d’un tyran, oubliant tes manières démocratiques.
- J’ai tout de même installé une démocratie à Albe, se défendit le Romain. Lorsque mon grand-père, Numitor, est mort, j’ai donné le pouvoir au peuple. Pour prendre le pouvoir, j’ai dû fonder une ville et même tuer mon frère Rémus. Toi, tu as simplement oublié de changer la voile noire sur ton bateau revenant de Crète ; ton père est mort et tu n’avais plus qu’à prendre le pouvoir.
- Justement, dit Thésée, j’aurais pu faire comme toi et conserver une tyrannie mais j’ai donné le pouvoir au peuple tout en restant gardien des lois et chef militaire. J’ai fondé une cité. Dans cette cité, il y a des lois écrites et chaque citoyen peut prendre la parole. Le pauvre peut répondre au riche qui l’insulte. »
Romulus réfléchit longtemps. Il essayait de se représenter les deux pouvoirs. Il n’arrivait pas à se dire qu’il pouvait faire comme Thésée. Il était trop attaché au pouvoir.
« Tu irrites et tu affliges tout le monde, continua Thésée. J’ai porté l’audace, la générosité, le sens de la justice envers la communauté et le désir de gloire et la vertu à un point élevé.
- Mais tu n’as pas été parfait : tu as tué ton fils, Hippolyte.
- Je l’ai maudit à cause des calomnies d’une femme mais je m’en repens amèrement, répondit tristement Thésée.
- Tu as aussi enlevé des femmes : Ariane, Antiope, Hélène, provoquant des guerres qui ont mis l’Attique en danger. Si j’ai enlevé les Sabines, c’était pour fonder une communauté et non pour chercher le plaisir brutalement. Tu n’es pas sans défauts.
- Peut-être, mais j’ai accompli un exploit qui sera important dans le monde entier. Plus tard, les peuples se révolteront contre les tyrans qui les oppriment et demanderont une démocratie.
- Mais quand tu es descendu aux Enfers et que tu y es resté prisonnier, le peuple s’est retourné contre toi.
- C’est Ménesthée qui a fait toute une propagande contre moi. C’est par sa faute que j’ai dû partir pour Scyros. Le peuple sera aussi mécontent de toi si tu restes un tyran. Je veux te convaincre de tes torts. J’ai réuni les dèmes de l’Attique puis j’ai laissé le peuple gouverner seul. Œdipe et sa fille sont venus chercher un asile à Athènes ; les sept mères des soldats morts sous les murs de Thèbes sont venues me demander d’aller chercher leurs corps. Le Gymnase où sont mes ossements sert de refuge aux pauvres et aux opprimés.
- Quand j’ai fondé Rome, je voulais en faire une cité libre mais je me suis attaché au pouvoir.
- Il est encore temps pour toi d’accomplir un exploit qui fera de Rome une cité puissante et exemplaire. Mais fais comme tu veux, Romulus. J’espère au moins t’avoir montré le droit chemin. Peut-être nous reverrons-nous aux Enfers, sur les bords du Styx. »
Thésée se mit à reculer lentement vers le mur, en fixant Romulus qui était plongé dans ses pensées. Ayant atteint, il se figea à sa place sur la fresque.
Romulus se réveilla en sursaut. Le jour se levait, illuminant le Palatin d’une douce lumière. Mais le tyran ne fit pas attention à ce spectacle, trop occupé par le songe qu’il venait de faire. Il regarda la fresque et crut voir Thésée esquisser un petit sourire.
Clotilde L. D.