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27 juin 2009 6 27 /06 /juin /2009 01:36


La mort de Pline l'Ancien

[6,20] XX. - Pline à Tacite

La lettre où je vous ai donné les détails que vous me demandiez sur la mort de mon oncle, vous a inspiré, me dites-vous, le désir de connaître les alarmes et les dangers même auxquels je fus exposé à Misène où j'étais resté; car c'est là que j'avais interrompu mon récit. Quoique ce souvenir me saisisse d'horreur, J'obéirai.
 
Après le départ de mon oncle, je continuai l'étude qui m'avait empêché de le suivre. Vint ensuite le bain, le repas, je dormis quelques instants d'un sommeil agité. Depuis plusieurs jours, un tremblement de terre s'était fait sentir. Il nous avait peu effrayés, parce qu'on y est habitué en Campanie. Mais il redoubla cette nuit avec tant de violence, qu'on eût dit, non seulement une secousse, mais un bouleversement général. Ma mère se précipita dans ma chambre. Je me levais pour aller l'éveiller, si elle eût été endormie. Nous nous assîmes dans la cour qui ne forme qu'une étroite séparation entre la maison et la mer. Comme je n'avais que dix-huit ans, je ne sais si je dois appeler fermeté ou imprudence ce que je fis alors. Je demandai un Tite-Live. Je me mis à le lire, comme dans le plus grand calme, et je continuai à en faire des extraits. Un ami de mon oncle, récemment arrivé d'Espagne pour le voir, nous trouva assis, ma mère et moi. Je lisais. Il nous reprocha, à ma mère son sang-froid, et à moi ma confiance. Je n'en continuai pas moins attentivement ma lecture.

Nous étions à la première heure du jour, et cependant on ne voyait encore qu'une lumière faible et douteuse. Les maisons, autour de nous, étaient si fortement ébranlées, qu'elles étaient menacées d'une chute infaillible dans un lieu si étroit, quoiqu'il fût découvert. Nous prenons enfin le parti de quitter la ville. Le peuple épouvanté s'enfuit avec nous ; et comme, dans la peur, on met souvent sa prudence à préférer les idées d'autrui aux siennes, une foule immense nous suit, nous presse et nous pousse. Dès que nous sommes hors de la ville, nous nous arrêtons; et là, nouveaux phénomènes, nouvelles frayeurs. Les voitures que nous avions emmenées avec nous, étaient, quoiqu'en pleine campagne, entraînées dans tous les sens, et l'on ne pouvait, même avec des pierres, les maintenir à leur place. La mer semblait refoulée sur elle-même, et comme chassée du rivage par l'ébranlement de la terre. Ce qu'il y a de certain, c'est que le rivage était agrandi, et que beaucoup de poissons étaient restés à sec sur le sable. De l'autre côté, une nuée noire et horrible, déchirée par des tourbillons de feu, laissait échapper de ses flancs entr'ouverts de longues traînées de flammes, semblables à d'énormes éclairs.

Alors l'ami dont j'ai parlé revint plus vivement encore à la charge. Si votre frère, si votre oncle est vivant, nous dit-il, il veut sans doute que vous vous sauviez; et, s'il est mort, il a voulu que vous lui surviviez. Qu'attendez-vous donc pour partir? Nous lui répondîmes que nous ne pourrions songer à notre sùreté, tant que nous serions incertains de son sort. A ces mots, il s'élance, et cherche son salut dans une fuite précipitée. Presque aussitôt après la nue s'abaisse sur la terre et couvre les flots. Elle dérobait à nos yeux l'ile de Caprée, qu'elle enveloppait, et nous cachait la vue du promontoire de Misène. Ma mère me conjure, me presse, m'ordonne de me sauver, de quelque manière que ce soit. Elle me dit que la fuite est facile à mon âge; que pour elle, affaiblie et appesantie par les années, elle mourrait contente, si elle n'était pas cause de ma mort. Je lui déclare qu'il n'y a de salut pour moi qu'avec elle. Je lui prends la main, je la force à doubler le pas. Elle m'obéit à regret, et s'accuse de ralentir ma marche.

La cendre commençait à tomber sur nous, quoiqu'en petite quantité. Je tourne la tète, et j'aperçois derrière nous une épaisse fumée qui nous suivait en se répandant sur la terre comme un torrent. Pendant que nous voyons encore, quittons le grand chemin, dis-je à ma mère, de peur d'être écrasés dans les ténèbres par la foule qui se presse sur nos pas. A peine nous étions-nous arrêtés, que les ténèbres s'épaissirent encore. Ce n'était pas seulement une nuit sombre et chargée de nuages, mais l'obscurité d'une chambre où toutes les lumières seraient éteintes. On n'entendait que les gémissements des femmes, les plaintes des enfants, les cris des hommes. L'un appelait son père, l'autre son fils, l'autre sa femme; ils ne se reconnaissaient qu'à la voix. Celui-ci s'alarmait pour lui-même, celui-là pour les siens. On en vit à qui la crainte de la mort faisait invoquer la mort même. Ici on levait les mains au ciel ; là on se persuadait qu'il n'y avait plus de dieux, et que cette nuit était la dernière, l'éternelle nuit qui devait ensevelir le monde. Plusieurs ajoutaient aux dangers réels des craintes imaginaires et chimériques. Quelques-uns disaient qu'à Misène tel édifice s'était écroulé, que tel autre était en feu: bruits mensongers qui étaient accueillis comme des vérités.

Il parut une lueur qui nous annonçait, non le retour de la lumière, mais l'approche du feu qui nous menaçait. Il s'arrêta pourtant loin de nous. L'obscurité revint. La pluie de cendres recommença plus forte et plus épaisse. Nous nous levions de temps en temps pour secouer cette masse qui nous eût engloutis et étouffés sous son poids. Je pourrais me vanter qu'au milieu de si affreux dangers, il ne m'échappa ni une plainte ni une parole qui annonçât de la faiblesse; mais j'étais soutenu par cette pensée déplorable et consolante à la fois, que tout l'univers périssait avec moi. Enfin cette noire vapeur se dissipa, comme une fumée ou comme un nuage. Bientôt après nous revîmes le jour et même le soleil, mais aussi blafard qu'il apparait dans une éclipse. Tout se montrait changé à nos yeux troublés encore. Des monceaux de cendres couvraient tous les objets, comme d'un manteau de neige.

Nous retournâmes à Misène. Chacun s'y rétablit de son mieux, et nous y passâmes une nuit entre la crainte et l'espérance. Mais la crainte l'emportait toujours, car le tremblement de terre continuait. La plupart, égarés par de terribles prédictions, aggravaient leurs infortunes et celles d'autrui. Cependant, malgré nos périls passés et nos périls futurs, il ne nous vint pas la pensée de nous éloigner, avant d'avoir appris des nouvelles de mon oncle. Vous lirez ces détails; mais vous ne les ferez point entrer dans votre ouvrage. Ils ne sont nullement dignes de l'histoire; et, si vous ne les trouvez pas même convenables dans une lettre, ne vous en prenez qu'à vous seul qui les avez exigés. Adieu.

Lire la lettre 16 (l'éruption du Vésuve)

Source : Itinera Electronica

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27 juin 2009 6 27 /06 /juin /2009 01:09


L'éruption du Vésuve

[6,16] XVI. - Pline à Tacite

Vous me demandez des détails sur la mort de mon oncle. afin d'en transmettre plus fidèlement le récit à la postérité. Je vous en remercie : car je ne doute pas qu'une gloire impérissable ne s'attache à ses derniers moments, si vous en retracez l'histoire. Quoique dans un désastre qui a ravagé la plus belle contrée du monde, il ait péri avec des peuples et des villes entières, victime d'une catastrophe mémorable qui doit éterniser sa mémoire; quoiqu'il ait élevé lui-même tant de monuments durables de son génie, l'immortalité de vos ouvrages ajoutera beaucoup à celle de son nom. Heureux les hommes auxquels les dieux ont accordé le privilége de faire des choses dignes d'être écrites, ou d'en écrire qui soient dignes d'être lues ! plus heureux encore ceux auxquels ils ont départi ce double avantage! Mon oncle tiendra son rang parmi les derniers, et par vos écrits et par les siens. J'entreprends donc volontiers la tâche que vous m'imposez, ou plutôt, je la réclame.

Il était à Misène où il commandait la flotte. Le neuvième jour avant les calendes de septembre, vers la septième heure, ma mère l'avertit qu'il paraissait un nuage d'une grandeur et d'une forme extraordinaire. Après sa station au soleil et son bain d'eau froide, il s'était jeté sur un lit où il avait pris son repas ordinaire, et il se livrait à l'étude. Il demande ses sandales et monte en un lieu d'où il pouvait aisément observer ce phénomène. La nuée s'élançait dans l'air, sans qu'on pût distinguer à une si grande distance de quelle montagne elle sortait. L'événement fit connaitre ensuite que c'était du mont Vésuve. Sa forme approchait de celle d'un arbre, et particulièrement d'un pin : car, s'élevant vers le ciel comme sur un tronc immense, sa tête s'étendait en rameaux. Peut-être le souffle puissant qui poussait d'abord cette vapeur ne se faisait-il plus sentir; peut-être aussi le nuage; en s'affaiblissant ou en s'affaissant sous son propre poids, se répandait-il en surface. Il paraissait tantôt blanc, tantôt sale et tacheté, selon qu'il était chargé de cendre ou de terre.

Ce phénomène surprit mon oncle, et, dans son zèle pour la science, il voulut l'examiner de plus près. Il fit appareiller un navire liburnien, et me laissa la liberté de le suivre. Je lui répondis que j'aimais mieux étudier; il m'avait par hasard donné lui-même quelque chose à écrire, Il sortait de chez lui, lorsqu'il reçut un billet de Rectine, femme de Césius Bassus. Effrayée de l'imminence du péril (car sa villa était située au pied du Vésuve, et l'on ne pouvait s'échapper que par la mer), elle le priait de lui porter secours. Alors il change de but, et poursuit par dévouement ce qu'il n'avait d'abord entrepris que par le désir de s'instruire. Il fait préparer des quadrirèmes, et y monte lui-même pour aller secourir Rectine et beaucoup d'autres personnes qui avaient fixé leur habitation sur cette côte riante. Il se rend à la hâte vers des lieux d'où tout le monde s'enfuyait; il va droit au danger, la main au gouvernail, l'esprit tellement libre de crainte, qu'il décrivait et notait tous les mouvements, toutes les formes que le nuage ardent présentait à ses yeux.

Déjà sur ses vaisseaux volait une cendre plus épaisse et plus chaude, à mesure qu'ils approchaient; déjà tombaient autour d'eux des éclats de rochers, des pierres noires, brûlées et calcinées par le feu ; déjà la mer, abaissée tout à coup, n'avait plus de profondeur, et les éruptions du volcan obstruaient le rivage. Mon oncle songea un instant à retourner ; mais il dit bientôt au pilote qui l'y engageait : "La fortune favorise le courage. Menez-nous chez Pomponianus". Pomponianus était à Stabie, de l'autre côté d'un petit golfe, formé par la courbure insensible du rivage. Là, à la vue du péril qui était encore éloigné, mais imminent, car il s'approchait par degrés, Pomponianus avait transporté tous ses effets sur des vaisseaux, et n'attendait, pour s'éloigner, qu'un vent moins contraire. Mon oncle, favorisé par ce même vent, aborde chez lui, l'embrasse, calme son agitation, le rassure, l'encourage; et, pour dissiper, par sa sécurité, la crainte de son ami, il se fait porter au bain. Après le bain, il se met à table, et mange avec gaieté, ou, ce qui ne suppose pas moins d'énergie, avec les apparences de la gaieté.

Cependant, de plusieurs endroits du mont Vésuve, on voyait briller de larges flammes et un vaste embrasement dont les ténèbres augmentaient l'éclat. Pour calmer la frayeur de ses hôtes, mon oncle leur disait que c'étaient des maisons de campagne abandonnées au feu par les paysans effrayés. Ensuite, il se livra au repos, et dormit réellement d'un profond sommeil, car on entendait de la porte le bruit de sa respiration que sa corpulence rendait forte et retentissante. Cependant la cour par où l'on entrait dans son appartement commençait à s'encombrer tellement de cendres et de pierres, que, s'il y fût resté plus longtemps, il lui eût été impossible de sortir. On l'éveille. Il sort, et va rejoindre Pomponianus et les autres qui avaient veillé. Ils tiennent conseil, et délibèrent s'ils se renfermeront dans la maison, ou s'ils erreront dans la campagne : car les maisons étaient tellement ébranlées par les effroyables tremblements de terre qui se succédaient, qu'elles semblaient arrachées de leurs fondements, poussées dans tous les sens, puis ramenées à leur place. D'un autre côté, on avait à craindre, hors de la ville, la chute des pierres, quoiqu'elles fussent légères et minées par le feu. De ces périls, on choisit le dernier. Chez mon oncle, la raison la plus forte prévalut sur la plus faible; chez ceux qui l'entouraient, une crainte l'emporta sur une autre. Ils attachent donc avec des toiles des oreillers sur leurs têtes : c'était une sorte d'abri contre les pierres qui tombaient.

Le jour recommençait ailleurs ; mais autour d'eux régnait toujours la nuit la plus sombre et la plus épaisse, sillonnée cependant par des lueurs et des feux de toute espèce. On voulut s'approcher du rivage pour examiner si la mer permettait quelque tentative ; mais on la trouva toujours orageuse et contraire. Là mon oncle se coucha sur un drap étendu, demanda de l'eau froide, et en but deux fois. Bientôt des flammes et une odeur de soufre qui en annonçait l'approche, mirent tout le monde en fuite, et forcèrent mon oncle à se lever. Il se lève appuyé sur deux jeunes esclaves, et au même instant il tombe mort. J'imagine que cette épaisse vapeur arrêta sa respiration et le suffoqua. Il avait naturellement la poitrine faible, étroite et souvent haletante. Lorsque la lumière reparut (trois jours après le dernier qui avait lui pour mon oncle), on retrouva son corps entier, sans blessure. Rien n'était changé dans l'état de son vêtement, et son attitude était celle du sommeil plutôt que de la mort.

Pendant ce temps, ma mère et moi nous étions à Misène. Mais cela n'intéresse plus l'histoire, et vous n'avez voulu savoir que ce qui concerne la mort de mon oncle. Je finis donc, et je n'ajoute plus qu'un mot : c'est que je ne vous ai rien dit, que je n'aie vu ou que je n'aie appris dans ces moments où la vérité des événements n'a pu encore être altérée. C'est à vous de choisir ce que vous jugerez le plus important. Il est bien différent d'écrire une lettre ou une histoire; d'écrire pour un ami, ou pour le public. Adieu.

Lire la lettre 20 (la mort de Pline l'Ancien)

Source : Itinera Electronica

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25 juin 2009 4 25 /06 /juin /2009 22:46


Préparatifs militaires des Romains et des Alexandrins

[1] (1) La guerre d'Alexandrie ayant éclaté, César fait venir de Rhodes, de Syrie et de Cilicie toute sa flotte ; demande des archers aux Crétois, et des cavaliers à Malchus, roi des Nabatéens ; ordonne que l'on cherche de tous côtés des machines, qu'on lui envoie des vivres, qu'on lui amène du secours. (2) En attendant il augmente, chaque jour, ses fortifications par de nouveaux ouvrages ; tous les endroits de la ville qui lui ont paru faibles, sont garnis de tortues et de mantelets : en même temps, par le moyen de trous pratiqués aux édifices qu'il a en son pouvoir, il bat à coup de bélier les édifices les plus proches ; et tout le terrain qu'il ruine ou qu'il prend de force, il l'emploie à étendre ses fortifications ; (3) car Alexandrie est à peu près à l'abri de l'incendie, parce qu'il n'entre ni charpente ni bois dans ses constructions, que tous les étages y sont voûtés, et les toits recouverts en maçonnerie ou pavés. (4) César s'appliquait surtout, en poussant en avant ses ouvrages et ses mantelets, à couper du reste de la ville la partie que le marais rétrécissait le plus du côté du midi : (5) il espérait par ce partage de la ville en deux, d'abord gouverner plus commodément ses troupes concentrées sur un seul point ; ensuite, porter secours à celles qui se trouveraient pressées et leur prêter main-forte de l'autre côté de la ville ; enfin, se procurer en abondance l'eau qu'il n'avait qu'en petite quantité et le fourrage qui lui manquait absolument. Or, le marais pouvait le fournir de tout cela largement.


[2] (1) Les Alexandrins, de leur côté, ne mettaient dans leurs préparatifs ni retard ni lenteur. En effet, ils avaient envoyé dans toute l'Égypte et à toutes les frontières du royaume, des députés et des commissaires chargés de hâter les levées et déjà ils avaient fait un amas considérable de traits et de machines, et attiré une foule immense d'hommes.(2) En outre, de vastes ateliers avaient été établis dans la ville. De plus, tous les esclaves qui étaient d'âge à servir avaient été armés, et ceux dont les maîtres étaient riches leur donnaient chaque jour la solde et la nourriture. (3) Par cette multitude, bien distribuée, étaient défendues les fortifications des quartiers les plus reculés ; quant aux vieilles cohortes, elles étaient placées dans les postes les plus importants de la ville, et on les avait exemptées de tous travaux, afin qu'elles fussent toujours fraîches et prêtes à porter secours. (4) On avait fermé toutes les rues et tous les carrefours par un triple rempart de quarante pieds de haut, et bâti en pierres équarries ; les parties basses de la ville étaient défendues par de très hautes tours à dix étages. (5) Ils en avaient aussi construit d'autres toutes semblables, mais mobiles, qu'ils conduisaient sur des roues, au moyen de cordages et de chevaux, partout où il était nécessaire.


[3] (1) La ville, fort riche et abondamment pourvue, fournissait à tous ces préparatifs. D'ailleurs, les habitants, qui étaient on ne peut plus industrieux et adroits, exécutaient si bien tout ce qu'ils nous avaient vu faire, que nos ouvrages semblaient n'être qu'une copie des leurs. Ils inventaient aussi beaucoup de choses par eux-mêmes ; ils nous attaquaient et se défendaient tout ensemble. (2) Du reste, dans les conseils et dans les assemblées, les principaux d'entre eux leur représentaient que le peuple romain prenait insensiblement l'habitude de s'établir dans ce royaume ; (3) que peu d'années auparavant Gabinius était arrivé en Égypte avec une armée ; que Pompée, dans sa fuite, y avait cherché un asile ; que César y était venu avec des troupes ; que le meurtre de Pompée n'avait pas empêché César de séjourner parmi eux ; (4) que s'ils ne le chassaient, leur royaume deviendrait une province romaine ; qu'il fallait se bâter, car le mauvais temps et la saison retenaient César et l'empêchaient de recevoir des secours par mer.


Meurtre d'Achillas


[4] (1) Cependant une querelle s'étant élevée comme on l'a vu plus haut, entre Achillas, qui commandait aux vieilles troupes, et Arsinoé, fille cadette de Ptolémée, chacun deux cherchait à surprendre l'autre et à s'emparer du pouvoir : Arsinoé prévint Achillas en le faisant assassiner par l'eunuque Ganymède, son gouverneur. (2) Par cette mort, se trouvant sans compétiteur, elle obtint seule toute l'autorité. Le commandement de l'armée est confié à Ganymède. Celui-ci accepte cette charge, fait de nouvelles largesses aux soldats, et pourvoit à tout avec une égale activité.


Ganymède coupe l'eau aux Romains


[5] (1) Alexandrie est presque tout entière minée, et a des canaux souterrains qui partent du Nil et par lesquels l'eau est conduite dans les maisons des particuliers, où, avec le temps, elle dépose et s'éclaircit peu à peu. (2) Les maîtres et les domestiques n'usent d'aucune autre eau ; car celle qu'apporte le Nil est tellement trouble et limoneuse, qu'elle engendre toute sorte de maladies : cependant le bas peuple est obligé de s'en contenter, parce que dans toute la ville il n'y a pas une fontaine. Or, le fleuve traversait justement la partie de la ville qu'occupaient les Alexandrins. (3) Cette circonstance donna lieu à Ganymède de songer qu'il pourrait ôter l'eau à nos gens, qui, distribués de côté et d'autre pour la défense des ouvrages, allaient dans les maisons particulières puiser l'eau des puits et des citernes.


[6] (1) Ce projet adopté, il entreprend un travail grand et difficile. En effet, il nous coupa d'abord toute communication avec les canaux de la partie de la ville qu'il occupait ; ensuite, à force de roues et de machines, il éleva l'eau de la mer et la fit couler des quartiers supérieurs dans celui de César. (2) Aussi, bientôt, l'eau qu'on allait puiser aux citernes voisines parut-elle plus salée que de coutume, et nos soldats étaient tout surpris, ne sachant d'où cela pouvait provenir. Il avaient peine à en croire leur goût, quand ceux de leurs camarades, qui étaient postés plus bas, disaient que leur eau était toujours de même espèce et de même saveur qu'à l'ordinaire ; ils les comparaient l'une avec l'autre, et en les dégustant, ils reconnaissaient combien elles étaient différentes. (3) Mais au bout de quelques jours, l'eau du quartier le plus élevé ne pouvait plus se boire d'aucune façon, et celle de la partie inférieure commençait à se corrompre et à devenir salée.


[7] (1) Dès lors il n'y eut plus de doute : la frayeur fut si grande que tous se regardèrent comme réduits à la dernière extrémité. Les uns murmuraient de ce que César tardait à se rembarquer ; les autres craignaient un malheur encore plus grand, parce que, si près des Alexandrins, on ne pourrait ni leur cacher les préparatifs de la fuite, ni même atteindre les vaisseaux, s'ils voulaient s'y opposer et nous poursuivre. (2) Il y avait d'ailleurs, dans le quartier que César occupait, un grand nombre d'habitants qu'il n'avait pas fait sortir de leurs maisons, parce qu'ils feignaient de nous être fidèles et d'avoir quitté le parti de leurs concitoyens. Or, défendre ici les Alexandrins, essayer de prouver qu'ils ne sont ni fourbes ni trompeurs, ce serait entreprendre une tâche aussi longue qu'inutile ; (3) car, quiconque a une fois pratiqué cette nation, connaît son caractère, et l'on ne peut douter que ce ne soit l'espèce d'hommes la plus portée à la trahison.


César réconforte les siens et fait creuser des puits. Arrivée de la 37e légion


[8] (1) César relevait le courage des soldats par ses consolations et par ses conseils. Il leur disait "qu'en creusant des puits on pourrait trouver de l'eau douce ; car la nature avait mis des veines d'eau douce au sein de tous les rivages ; (2) que si le littoral d'Égypte était différent de tous les autres, eh bien ! puisqu'ils étaient maîtres de la mer et que l'ennemi n'avait pas de flotte, on ne saurait les empêcher de faire venir tous les jours de l'eau douce par leurs vaisseaux, soit du Paratonium, qui était sur leur gauche, soit de l'île du Phare qu'ils avaient à droite, le vent ne pouvant jamais être contraire à la navigation de ces deux côtés à la fois : (3) quant à la fuite, qu'il n'y avait pas à y songer, non pas seulement pour ceux qui estimaient l'honneur avant tout, mais même pour ceux qui ne se souciaient de rien que de la vie ; (4) que c'était déjà une grande affaire pour eux que de soutenir de leurs retranchements les attaques de l'ennemi, et qu'en les quittant ils auraient tout à la fois l'infériorité du poste et celle du nombre ; (5) qu'il faudrait beaucoup de temps et de peine pour passer dans les vaisseaux, surtout au sortir des chaloupes ; que les Alexandrins, au contraire, étaient d'une rare agilité et connaissaient parfaitement les lieux ; (6) que ces hommes, dont le succès augmentait encore l'audace, gagneraient les devants, et s'empareraient des hauteurs et des maisons ; que, de là, ils s'opposeraient à notre retraite et à notre embarquement ; qu'il fallait donc renoncer à ce projet, et ne plus penser qu'à vaincre à tout prix."


[9] (1) Après avoir ainsi parlé aux soldats, et les avoir tous ranimés, César donne l'ordre aux centurions de tout quitter pour faire travailler bravement à creuser des puits, jour et nuit, sans relâche. (2) Chacun s'y étant mis avec ardeur, on trouva en une seule nuit une grande quantité d'eau douce. Ainsi, en peu de temps et avec peu de travail, il fut paré au mal que ceux de la ville avaient tenté de nous faire par de longues machinations et avec les plus grandes peines. (3) Deux jours après, la trente-septième légion, composée des soldats de Pompée qui avaient capitulé, et que Domitius Calvinus avait fait embarquer avec des vivres, des armes, des traits et des machines, aborda sur les côtes d'Afrique un peu au-dessus d'Alexandrie. (4) Le vent d'orient, qui ne cessait de souffler depuis plusieurs jours, l'avait empêché de gagner le port ; mais toute cette côte est admirable pour les vaisseaux qui veulent rester à l'ancre. Cependant, comme les vents contraires la retinrent longtemps et qu'elle vint à manquer d'eau, elle dépêcha à César un vaisseau léger pour l'avertir de ce qui se passait.


César va au-devant de la 37e légion. Agression et défaite navales des Alexandrins


[10] (1) César voulant voir par lui-même ce qu'il avait à faire, monta sur un navire et se fit suivre de toute sa flotte, sans toutefois emmener de troupes avec lui ; car devant s'éloigner à quelque distance, il ne voulait pas dégarnir ses retranchements. (2) Étant arrivé au lieu que l'on appelle Chersonèse, et ayant mis à terre ses rameurs pour qu'ils fassent de l'eau, quelques-uns s'écartèrent trop loin des vaisseaux, dans le but de piller, et tombèrent entre les mains des cavaliers ennemis, (3) lesquels surent par eux que César était venu avec sa flotte et n'avait aucun soldat dans ses vaisseaux. Sur cet avis, nos ennemis s'imaginèrent que la fortune leur offrait une occasion magnifique pour un coup décisif ; (4) et en conséquence ils armèrent tous les vaisseaux qu'ils trouvèrent en état de faire voile et allèrent à la rencontre de César qui revenait avec sa flotte. (5) Ce jour-là, il était décidé à ne pas combattre, pour deux motifs : il n'avait pas de soldats avec lui, et la dixième heure était déjà passée. Or, il considérait que la nuit donnerait plus de confiance à des hommes sûrs de la connaissance des lieux, tandis qu'elle lui ôterait à lui-même jusqu'à l'avantage d'exhorter les siens ; car à quoi servent les exhortations là où le courage et la lâcheté doivent être également inconnus ? (6) Par ce motif César fit ranger le plus de vaisseaux possible vers la côte, estimant que l'ennemi ne viendrait pas l'y chercher.


[11] (1) Il y avait un navire rhodien à la droite de césar, assez éloigné du reste de la flotte. Les ennemis, l'ayant aperçu, ne purent se contenir, et quatre vaisseaux pontés, ainsi que plusieurs barques découvertes, vinrent fondre sur lui impétueusement. (2) César fut obligé d'aller à son secours pour ne pas recevoir en sa présence un honteux affront, quoique, si un malheur lui fût arrivé, il l'eût regardé comme bien mérité. (3) Le combat s'engagea avec une grande vigueur de la part des Rhodiens, qui, s'étant toujours distingués dans les combats de mer par leur habileté et leur courage, n'hésitèrent pas à soutenir tout le poids de l'action, surtout dans cette circonstance, afin qu'on ne pût pas dire que c'était par leur faute qu'on eût reçu un échec. (4) Aussi, le combat fut-il très heureux. On prit à l'ennemi une galère à quatre rangs, une autre fut coulée à fond, deux autres complètement dégarnies ; en outre, un grand nombre d'hommes furent tués sur les autres vaisseaux. (5) Si la nuit n'eût mis fin au combat, César se serait emparé de toute la flotte. (6) Ce revers ayant consterné les ennemis, et le vent contraire s'étant adouci, César ramena dans Alexandrie ses vaisseaux de transport, remorqués par sa flotte victorieuse.


Réfection de la flotte alexandrine. Effectifs navals de César


[12] (1) Ce qui désespéra surtout les Alexandrins, c'est qu'ils se voyaient vaincus, non par le courage de nos soldats, mais par la seule adresse de nos matelots..... . Ils résolurent de se défendre du haut des édifices, et firent des retranchements avec tout ce qu'ils purent trouver, tant ils avaient peur que notre flotte ne vînt les attaquer jusque sur terre. (2) Cependant, lorsque Ganymède eut promis, dans le conseil, de remplacer les vaisseaux qu'on avait perdus, et même d'en augmenter le nombre, ils se mirent à travailler avec ardeur, et à radouber les vieux vaisseaux avec plus de zèle et de confiance que jamais ; (3) et quoiqu'ils en eussent perdu plus de cent dix, soit dans le port, soit dans les arsenaux, ils ne renoncèrent pas au projet de recomposer leur flotte ; (4) car ils voyaient bien que, s'ils étaient les plus forts sur mer, ils empêcheraient César de recevoir ni vivres ni secours. D'ailleurs, habitués à la navigation, nés dans une ville et dans un pays maritimes, exercés dès l'enfance à la vie de mer, ils désiraient recourir à cet élément qu'ils considéraient comme un bien naturel et domestique, et ils sentaient l'avantage qu'ils auraient avec leurs petits vaisseaux. Aussi s'appliquèrent-ils de tout coeur à préparer leur flotte.


[13] (1) Il y avait à toutes les bouches du Nil des vaisseaux placés là pour exiger les droits d'entrée. Il y avait aussi, au fond de l'arsenal royal, de vieux bâtiments qui n'avaient point servi depuis plusieurs années. On radouba ces derniers, et l'on fit venir les autres à Alexandrie. (2) On manquait de rames ; les portiques, les gymnases, les édifices publics furent découverts, et l'on eut des rames avec la charpente : l'industrie naturelle des habitants et la richesse de la ville suppléèrent à tout. (3) Il ne s'agissait pas d'ailleurs d'une longue navigation ; ils voulaient seulement pourvoir à la nécessité présente et se mettre en état de combattre dans le port. (4) Aussi, en peu de jours et contre l'attente générale, ils eurent vingt-deux galères à quatre rangs et cinq à cinq rangs, auxquelles ils en ajoutèrent beaucoup d'autres de moindre importance et découvertes ; et, après les avoir essayées à la rame, dans le port, ils les chargèrent de soldats choisis, et se munirent eux-mêmes de toutes les choses nécessaires pour livrer combat. (5) César n'avait que neuf galères de Rhodes (car des dix qu'on lui avait envoyées, une s'était perdue sur la côte d'Égypte), huit du Pont, cinq de Lycie, douze d'Asie. Dans le nombre il y en avait cinq à cinq rangs, et dix à quatre rangs : le reste était au-dessous de cette grandeur et la plupart découvertes. (6) Néanmoins, se fiant au courage de ses troupes, il se préparait à combattre.


César se porte au-devant des Alexandrins


[14] (1) Quand on en fut venu au point de compter chacun sur ses forces, César fait faire à sa flotte le tour du Phare, et paraît en bataille devant l'ennemi. Il place les Rhodiens à l'aile droite, et ceux du Pont à la gauche. Entre les deux ailes il laisse un espace de quatre cents pas, lequel lui a paru suffisant pour la manoeuvre. (2) Derrière cette ligne il place en réserve les autres vaisseaux, désignant expressément à chacun d'eux celui qu'il doit suivre et soutenir. (3) Les Alexandrins, de leur côté, se présentent en bataille avec une égale résolution. Ils placent sur le front vingt-deux galères à quatre rangs, et les autres sur la seconde ligne comme auxiliaires. (4) Ils disposent en outre une grande quantité de petits vaisseaux et de barques remplies de torches et de joncs enduits de soufre, dans l'espoir de nous effrayer par leur nombre, leurs cris et la flamme. (5) Entre les deux flottes se trouvait un passage étroit plein de bancs de sable qui font partie de l'Afrique ; car les Égyptiens ont coutume de dire que la moitié d'Alexandrie appartient à l'Afrique. Chacun attendit assez longtemps quo l'autre le franchît le premier ; parce que celui qui entrerait devait avoir plus de peine à développer sa flotte, et, en cas d'accident, à opérer sa retraite.


Brillante conduite d'Euphranor. Défaite des Alexandrins


[15] (1) Les vaisseaux rhodiens étaient commandés par Euphranor, que sa grandeur d'âme et son courage rendaient plus comparable à nos hommes qu'aux Grecs. (2) Son habileté et sa valeur bien connues l'avaient fait choisir par les Rhodiens pour être à la tête de la flotte. (3) Il s'aperçut de l'hésitation de César : "Tu me parais craindre, dit-il, qu'en entrant le premier dans ces passages, tu ne sois obligé de combattre avant d'avoir pu déployer toute ta flotte. Confie-nous ce soin ; (4) nous soutiendrons le combat sans tromper ton attente, jusqu'à ce que le reste des vaisseaux soit passé. Nous aurions trop de honte et de douleur à voir plus longtemps ces gens-là nous braver en face." (5) César, après l'avoir encouragé et comblé d'éloges, donne le signal du combat. Quatre vaisseaux rhodiens s'avancent par-delà le détroit ; les Alexandrins les enveloppent et se précipitent sur eux. (6) Les nôtres soutiennent le choc et, par une manoeuvre habile, se dégagent ; et ils y mettent tant d'adresse que, malgré l'inégalité du nombre, aucun n'expose le flanc, aucun ne perd ses rames, mais que tous présentent toujours la proue à l'ennemi. (7) Cependant le reste de la flotte avait suivi. Alors, l'espace étant trop étroit pour s'étendre, il fallut nécessairement renoncer à l'art, et le succès du combat ne dépendit plus que de la valeur. (8) Il n'y eut en ce moment ni habitant d'Alexandrie ni soldat de nos troupes qui songeât ou à l'attaque ou aux travaux de défense ; tous montaient sur les toits et sur les lieux les plus élevés, d'où ils pouvaient apercevoir le théâtre du combat, et chacun, par ses voeux et ses prières, demandait pour les siens la victoire aux dieux immortels.


[16] (1) Au reste, les chances du combat n'étaient pas égales. Pour nous, une défaite nous enlevait tout asile sur terre et sur mer, et une victoire ne décidait rien : eux, au contraire, vainqueurs ils avaient tout, et vaincus ils pouvaient tenter encore la fortune. (2) C'était d'ailleurs quelque chose de bien sérieux et de bien triste de voir les plus graves intérêts et le salut de tous remis aux mains d'un petit nombre : que l'un d'eux vînt à manquer de constance ou de courage, il compromettait le reste de l'armée, qui n'aurait pu combattre pour elle-même. (3) C'est ce que César, les jours précédents, avait souvent répété à ses soldats, afin qu'ils se conduisissent d'autant plus bravement qu'ils allaient avoir entre leurs mains le salut commun. (4) Chacun en allait dit autant à ses camarades, à ses amis, à ses proches, avant leur départ, les conjurant de ne pas tromper l'attente de ceux qui les avaient choisis pour prendre part à ce combat. (5) Aussi se comportèrent-ils si vaillamment que l'art et l'adresse des ennemis, habitués a la navigation et à la mer, ne leur furent d'aucun secours, que le nombre de leurs vaisseaux, très supérieur a celui des nôtres, ne leur servit de rien, et que l'élite de leurs combattants, choisis sur une si grande multitude, ne put égaler nos troupes en courage. (6) On leur prit dans ce combat une galère à cinq rangs et une à deux rangs, avec tous les soldats et les matelots ; trois furent coulées à fond, sans qu'aucun de nos vaisseaux eût été endommagé. (7) Le reste de leurs navires s'enfuit vers la ville, où, des môles et des édifices qui nous dominaient, on les défendit si bien qu'il nous fut impossible de les atteindre.


Attaque et prise de Pharos par César


[17] (1) César, voulant empêcher que pareille chose ne se renouvelât, crut devoir mettre tout en oeuvre pour s'emparer de l'île et de la jetée qui y conduisait ; (2) car, les fortifications étant en grande partie achevées, il se flattait qu'il pourrait attaquer en même temps l'île et la ville. (3) Cette résolution prise, il met sur des barques et des chaloupes dix cohortes, l'élite de son infanterie légère, et ceux des cavaliers gaulois qui lui parurent les plus propres à son dessein : puis, pour faire diversion, il fit attaquer par ses galères l'autre côté de l'île, promettant de grandes récompenses à celui qui s'en rendrait maître le premier. (4) D'abord les ennemis soutinrent notre attaque avec un courage égal au nôtre ; ils combattaient à la fois du haut des toits des maisons et de dessus le rivage, dont nos gens avaient de la peine à approcher à cause de l'escarpement de la côte ; et ils défendaient l'étroite entrée du havre avec des esquifs et cinq vaisseaux longs qu'ils manoeuvraient avec adresse. (5) Mais lorsque après avoir reconnu les lieux et sondé les gués, quelques-uns des nôtres eurent pris terre et eurent été suivis par d'autres, et que tous ensemble ils attaquèrent avec vigueur ceux des ennemis qui se tenaient sur le rivage, tous ceux du Phare tournèrent le dos, (6) abandonnèrent la garde du port, et, s'étant approchés du rivage et du bourg, sortirent des vaisseaux pour défendre les maisons.


[18] (1) Mais ils ne purent tenir longtemps dans leurs fortifications, quoique, toute proportion gardée, leurs maisons fussent à peu près dans le genre de celles d'Alexandrie ; que leurs hautes tours, qui se touchaient, leur tinssent lieu de rempart, et que les nôtres n'eussent ni échelles, ni claies, ni rien de ce qu'il faut pour un siège, (2) mais la peur ôte le jugement et les forces, comme il arriva alors. (3) Ces mêmes hommes, qui prétendaient nous résister sur un terrain égal et uni, consternés de la fuite de leurs concitoyens et de la mort d'un petit nombre, n'osèrent nous attendre dans des maisons hautes de trente pieds ; ils se précipitèrent du haut de la digue dans la mer, et gagnèrent, à la nage, la ville qui était à huit cents pas de distance. (4) Cependant beaucoup d'entre eux furent tués ou pris ; le nombre des prisonniers s'éleva à six cents.


Attaque de l'Heptastade


[19] (1) César, ayant accordé le butin aux soldats, abandonna les maisons au pillage, fortifia le château bâti en face du pont le plus voisin du Phare, et y mit une garde : (2) les habitants du Phare l'avaient évacué. L'autre pont, mieux fortifié et plus rapproché de la ville était défendu par les Alexandrins. Mais le lendemain, César l'attaque de la même manière, comptant qu'une fois maître de ces deux postes, il pourrait interdire aux ennemis toute excursion maritime et empêcher leurs brigandages soudains. (3) Déjà, de dessus les vaisseaux, avec les machines et les flèches, il les avait chassés du pont et repoussés dans la ville ; trois cohortes environ avaient été débarquées, le lieu étant trop étroit pour en contenir davantage : le reste de ses troupes était resté à bord. (4) César donna l'ordre de fortifier le pont du côté de l'ennemi et de combler avec des pierres l'arche par où passaient les vaisseaux. (5) Ce dernier ouvrage achevé, aucune chaloupe ne pouvait plus sortir. À l'égard du premier, à peine l'eut-on commencé, que toutes les troupes des Alexandrins s'élancèrent hors de la ville, et vinrent se placer dans un endroit spacieux, en face des retranchements du pont. En même temps ils firent approcher vers la digue les brûlots qu'ils avaient coutume de lancer par les ponts pour mettre le feu à nos vaisseaux de charge. (6) Nos soldats combattaient du haut du pont et de la digue ; l'ennemi, de la place en face du pont, et des vaisseaux près de la digue.


Mouvement tournant des Alexandrins. Déroute des Romains


[20] (1) Tandis que César, ainsi occupé, exhortait les soldats, un grand nombre de nos rameurs et de nos matelots sortant des longs navires se jetèrent sur la digue. (2) Chez les uns, c'était curiosité, chez les autres, désir de combattre. D'abord ils écartèrent de la digue les vaisseaux ennemis à coups de pierres et de frondes, et il sembla que la multitude de leurs traits produisait beaucoup d'effet. (3) Mais quelques Alexandrins qui avaient osé sortir de leurs vaisseaux les ayant pris en flanc, de même qu'ils s'étaient avancés sans raison, ils commencèrent à fuir à la hâte vers leurs vaisseaux sans suivre leurs enseignes ni garder de rang. (4) Enhardis par leur fuite, les Alexandrins sortirent en plus grand nombre et pressèrent plus vivement nos gens effrayés. En même temps ceux de nos soldats qui étaient restés sur les galères retiraient les échelles et se hâtaient de gagner le large dans la crainte de tomber au pouvoir des ennemis. (5) Troublés par tout ce désordre, les soldats de nos trois cohortes qui étaient placés à la tête de la digue et du pont, entendant derrière eux de grands cris, voyant la fuite des leurs et accablés d'ailleurs d'une grêle de traits, craignirent d'être enveloppés et de perdre tout moyen de retraite si nos vaisseaux s'éloignaient ; ils abandonnèrent les fortifications commencées à la tête du pont, et coururent de toutes leurs forces vers les vaisseaux. (6) Les uns, ayant gagné les plus proches, les firent couler à fond par leur nombre et leur poids ; les autres, qui tenaient bon, incertains du parti qu'il fallait prendre, furent tués par les Alexandrins ; quelques-uns, plus heureux, ayant pu atteindre les vaisseaux qui étaient à l'ancre, se sauvèrent sains et saufs ; un petit nombre se débarrassant de leurs boucliers et résolus à tout risquer, gagnèrent à la nage les vaisseaux voisins.


César se sauve à la nage. Courage des Romains


[21] (1) César, en exhortant les siens de tout son pouvoir à tenir ferme sur le pont et aux retranchements, courut le même danger. Quand il les vit tous plier, il se retira sur sa galère. (2) Mais comme beaucoup de monde s'y précipitait après lui, et que cette foule empêchait de manoeuvrer et de s'éloigner de terre, prévoyant ce qui allait arriver, il se jeta à la mer et gagna à la nage les vaisseaux qui étaient restés plus loin. (3) De là il envoya des chaloupes au secours des siens et en sauva plusieurs. Mais pour ce qui est de sa galère, trop chargée, elle s'enfonça et périt avec tous ceux qui étaient dessus. (4) Nous perdîmes dans ce combat environ quatre cents légionnaires et un peu plus de rameurs et de matelots. (5) Les Alexandrins, aussitôt après, fortifièrent le château par des ouvrages considérables et par toutes sortes de machines, et, déblayant l'arche que nous avions comblée, ils assurèrent un libre passage à leurs vaisseaux.


[22] (1) Nos soldats, loin de se laisser abattre par cet échec, n'en furent que plus ardents et plus animés, et redoublèrent d'efforts pour enlever les retranchements de l'ennemi ; (2) et dans les combats journaliers qu'amenait le hasard, si les Alexandrins faisaient quelque sortie ....... Rien n'égalait le zèle de nos soldats. C'était au point que les proclamations de César étaient au-dessous de l'ardeur que les légions montraient pour travailler ou pour se battre, et qu'on avait plus de peine à les contenir et à les détourner des actions les plus périlleuses, qu'à les animer au combat.


César rend aux Alexandrins leur roi


[23] (1) Les Alexandrins voyant que les Romains ne se laissaient pas amollir par le succès, et que les revers ne servaient qu'à les exciter ; n'espérant pas retrouver une occasion plus favorable que les deux précédentes ; agissant, à ce qu'il est permis de supposer, soit d'après le conseil des partisans du roi qui étaient auprès de César, soit d'après leur propre pensée qu'ils avaient communiquée au roi par des envoyés secrets et qui avait obtenu son approbation, députèrent vers César pour lui demander de laisser aller leur roi et de le rendre à ses sujets : (2) ajoutant que toute la nation, fatiguée du gouvernement d'une jeune fille qui n'avait qu'une autorité précaire, et de la cruelle domination de Ganymède, était disposée à se soumettre aux ordres du roi ; et que s'il leur conseillait de donner à César leur foi et leur dévouement, aucune crainte ne serait capable de les empêcher de se rendre à lui.


[24] (1) César ne connaissait que trop cette nation perfide, toujours habile à feindre les sentiments qu'elle n'a pas ; cependant il jugea à propos de céder à leur demande, persuadé que s'ils pensaient véritablement ce qu'ils disaient, le prince, après son départ, demeurerait fidèle ; ou que si, comme cela était plus conforme à leur naturel, ils ne voulaient un roi que pour en faire leur chef dans cette guerre, il y aurait pour lui plus de gloire et d'honneur à avoir affaire à un roi qu'à un ramas d'aventuriers et d'esclaves. (2) Ainsi, après avoir exhorté ce jeune prince à bien ménager le royaume de ses pères ; à sauver sa belle patrie que ravageaient le fer et la flamme ; à ramener ses sujets à la raison et à les maintenir dans de sages sentiments ; enfin à rester fidèle au peuple romain et à César qui avait en lui une telle confiance qu il le rendait à ses ennemis armés : tenant dans sa main la main du jeune roi qui était déjà grand, il voulut prendre congé de lui. (3) Mais le roi, savant dans l'art de feindre, pour ne pas dégénérer du caractère de sa nation, commença par prier César, en pleurant, de ne pas le renvoyer : "Il lui serait moins doux, disait-il, de régner que de jouir de la présence de César." (4) Après avoir essuyé les larmes du jeune homme, César, ému lui-même, l'assura que s'il était sincère, ils seraient bientôt réunis, et le renvoya vers les siens. (5) Mais ce prince, comme échappé de prison, dès qu'il fut en liberté, se mit à faire à César une guerre furieuse, de telle sorte qu'on pouvait croire que les larmes qu'il avait versées dans cette entrevue étaient des larmes de joie. (6) Plusieurs, parmi les lieutenants, les amis, les centurions et les soldats de César, n'étaient pas fâchés de ce qui arrivait, prétendant qu'avec son excessive bonté il avait été la dupe d'un enfant ; comme si dans cette occasion César eût agi par pure bonté et non dans des vues pleines de prudence.


Engagement naval à Canope. Mort d'Euphranor


[25] (1) Les Alexandrins s'étaient aperçus qu'en se donnant un chef, ils n'en étaient pas devenus plus forts ni les Romains plus faibles. Ils virent avec un vif chagrin que les troupes méprisaient la jeunesse et l'incapacité de leur roi, et que tous leurs desseins échouaient. Le bruit s'étant répandu que l'on amenait à César de grands secours de Syrie et de Cilicie (ce dont César lui-même n'avait pas encore été informé), ils résolurent d'intercepter les convois qui nous venaient par mer. (2) À cet effet, ayant fait partir des vaisseaux et mis plusieurs navires en embuscade vers Canope, ils se préparaient à surprendre nos convois. (3) Dès que César en est instruit, il fait armer et partir sa flotte sous la conduite de Tibérius Néro. Elle est accompagnée des vaisseaux rhodiens, commandés par Euphranor, sans lequel il ne s'était donné aucun combat naval, et avec qui nous avions toujours été heureux. (4) Alors la Fortune, qui d'ordinaire réserve les plus grandes disgrâces à ceux qu'elle a le plus favorisés, avait changé tout à coup et était devenue contraire à Euphranor. (5) En effet, lorsque nous fûmes arrivés à Canope et que les deux flottes eurent engagé le combat, Euphranor, qui, selon sa coutume, était entré le premier dans l'action, et qui avait percé et coulé à fond une trirème, en poursuivit trop loin une autre qui était près de celle-là ; mais le reste de la flotte n'ayant pas été assez prompt à le suivre, il fut enveloppé par les Alexandrins. (6) Personne ne lui porta secours, soit que l'on eût trop de confiance en son courage et en son bonheur, soit que chacun craignît pour soi. Ainsi il se distingua seul dans ce combat, et seul y périt avec sa galère victorieuse.


Marche de Mithridate vers Alexandrie


[26] (1) Vers ce même temps, Mithridate de Pergame, homme d'une haute naissance, distingué par ses talents militaires et sa bravoure, et cher à César pour sa constante fidélité, envoyé, dès le commencement de la guerre d'Alexandrie, en Syrie et en Cilicie, afin d'y aller chercher des secours, revint par terre avec des troupes nombreuses, que sa diligence et l'affection des habitants de ce pays lui avaient fait rassembler en peu de temps. (2) Il les amena à Péluse, qui joint l'Égypte à la Syrie. Achillas avait mis une forte garnison dans cette place, dont il connaissait les avantages ; car on ne peut entrer en Égypte du côté de la mer que par le Phare, et du côté de la terre que par Péluse ; en sorte que ces deux postes sont comme les clefs du royaume. Mithridate l'investit tout à coup avec des forces considérables ; et, malgré la résistance opiniâtre des habitants, grâce au grand nombre de ses troupes, qui lui permettait d'en envoyer de fraîches relever celles qui étaient fatiguées ou blessées, et aussi à force de persévérance et de fermeté, il emporta cette place le même jour qu'il l'avait attaquée, et y mit garnison. (3) Après ce succès, il marcha sur Alexandrie pour joindre César, et, par cette autorité qui d'ordinaire accompagne le vainqueur, il soumit toute la contrée qu'il traversa et l'obligea à se déclarer pour César.


[27] (1) À peu de distance d'Alexandrie, est une des contrées les plus célèbres de l'Égypte, qu'on appelle le Delta, à cause de sa ressemblance avec la lettre grecque de ce nom. De ce côté en effet, le Nil, quittant sa rive d'une façon merveilleuse pour se partager peu à peu en deux branches qui vont toujours s'élargissant, tombe dans la mer en deux endroits fort éloignés l'un de l'autre. (2) Le roi, informé de l'approche de Mithridate et sachant qu'il devait passer ce fleuve, envoya contre lui de nombreuses troupes qu'il croyait suffisantes pour vaincre et détruire Mithridate, ou tout au moins pour l'arrêter. (3) Or, bien qu'il désirât le vaincre, il lui suffisait de l'empêcher de joindre César. (4) Les premières troupes qui purent passer le fleuve et rencontrer Mithridate, se hâtèrent de l'attaquer pour ne pas avoir à partager avec les autres l'honneur de la victoire. (5) Mithridate, qui avait eu la prudence de se retrancher selon notre coutume, soutint leur choc ; ensuite, quand il les vit approcher des retranchements sans précaution et sans ordre, il fit une sortie générale, et en tua un grand nombre. (6) Et si la connaissance des lieux, ou les vaisseaux sur lesquels ils avaient passé le fleuve, n'eussent sauvé les autres, ils auraient été complètement détruits. (7) Toutefois, remis un peu de leur frayeur, ils se réunirent aux troupes qui les suivaient, et revinrent attaquer Mithridate.


[28] (1) Mithridate envoie avertir César de ce qui s'est passé ; Ptolémée en est également instruit par les siens. L'un et l'autre partent à peu près en même temps ; le roi, pour accabler Mithridate ; César, pour le soutenir. (2) Le roi abrégea sa route en s'embarquant sur le Nil, où il avait une grosse flotte toute prête. César ne voulut pas prendre la même route, dans la crainte d'avoir à combattre sur le fleuve ; mais, prenant un détour par mer le long de cette côte que l'on dit faire partie de l'Afrique, comme nous l'avons remarqué plus haut, il parut à la vue des troupes royales, avant qu'elles n'eussent commencé l'attaque, et joignit Mithridate vainqueur, et son armée intacte. (3) Le roi avait établi son camp sur une hauteur fortifiée par la nature, qui dominait la plaine de toutes parts, et était couverte de trois côtés par différentes sortes de défense. L'un de ces côtés était appuyé au Nil ; l'autre formait la partie la plus élevée de la hauteur ; le troisième était bordé par un marais.


Bataille du Nil


[29] (1) Entre le camp du roi et le chemin suivi par César, coulait une rivière étroite, mais aux bords escarpés, qui se déchargeait dans le Nil. Elle était éloignée du camp royal d'environ sept mille pas. (2) Quand le roi eut appris que César venait de ce côté, il envoya toute sa cavalerie et l'élite de son infanterie légère, pour l'empêcher de passer la rivière, et l'attaquer de la rive avec avantage ; car, dans cette situation, le courage ne servait de rien et la lâcheté n'avait rien à craindre. (3) Mais nos soldats, cavaliers et fantassins, étaient désespérés de voir les Alexandrins oser tenir si longtemps devant eux. (4) C'est pourquoi les cavaliers Germains, qui étaient allés çà et là chercher un gué, passèrent la rivière à un endroit où les bords en étaient moins escarpés ; et en même temps les légionnaires, après avoir abattu de grands arbres, qu'ils jetèrent d'un bord à l'autre, en les couvrant de terre à la hâte, atteignirent la rive qu'occupaient les ennemis. (5) Ceux-ci craignirent si fort leur attaque, qu'ils cherchèrent leur salut dans la fuite : mais ce fut inutilement ; car peu de fuyards purent gagner le camp du roi ; presque tout le reste fut tué.


[30] (1) César, après ce brillant succès, ne doutant pas que son arrivée subite ne répandît la terreur parmi les Alexandrins, marcha aussitôt en vainqueur sur le camp du roi. (2) Mais le voyant entouré d'ouvrages considérables, bien fortifié par la nature, et défendu par des troupes nombreuses qui en bordaient les retranchements, il ne voulut pas exposer à cette attaque des soldats que la marche et le combat avaient fatigués. Il campa donc à peu de distance de l'ennemi. (3) Le jour suivant, il fit attaquer, par toutes ses troupes, un château que le roi avait fortifié dans un village voisin de son camp, et réuni à ce camp par une ligne de communication pour ne pas perdre le village ; et il l'emporta. Ce n'est pas qu'il ne crût pouvoir réussir avec moins de monde ; mais il voulait effrayer les Alexandrins par cette victoire et attaquer aussitôt le camp du roi. (4) En conséquence, du même pas que nos soldats poursuivirent les Alexandrins fuyant du château au camp, ils arrivèrent aux retranchements et commencèrent à combattre de là avec ardeur. (5) Ils ne pouvaient attaquer que par deux endroits, ou par la plaine dont l'accès était libre, on par un espace de médiocre étendue qui séparait le camp du Nil. (6) Les plus nombreuses et les meilleures troupes de l'ennemi défendaient le côté dont l'accès était le plus facile. Celles qui gardaient le côté du Nil pouvaient aisément nous repousser et nous blesser ; car nous étions accablés, de front, par les traits des remparts ; et à revers, du côté du fleuve, nous étions harcelés par de nombreux vaisseaux remplis d'archers et de frondeurs.


[31] (1) César voyait que ses troupes ne pouvaient combattre avec plus de bravoure ; et que pourtant elles faisaient peu de progrès à cause du désavantage du terrain. S'étant aperçu que la partie la plus élevée du camp ennemi était dégarnie de troupes, soit parce qu'elle se défendait d'elle-même, soit parce que les uns, par curiosité, les autres par le désir de combattre, l'avaient abandonnée pour courir au lieu où se passait l'action, il ordonna aux cohortes de tourner le camp et de gagner cette hauteur : il avait mis à leur tête Carfulénus, homme non moins distingué par son grand coeur, que par ses talents militaires. (2) Dès qu'elles furent arrivées, comme elles trouvèrent peu de résistance et qu'elles combattirent avec vigueur, les Alexandrins, effrayés par les cris qui s'élevaient de divers points, et par cette attaque inopinée, se mirent à fuir partout dans le camp. (3) Animés par ce désordre, les nôtres forcèrent presque en même temps tous les quartiers ; déjà la hauteur avait été enlevée, et nos gens, tombant de là sur les ennemis, en avaient fait un grand carnage. (4) La plupart des Alexandrins, pour fuir le péril, se précipitèrent en foule du haut des remparts du côté qui joignait le fleuve. (5) Les premiers, ayant été écrasés en grand nombre dans le fossé, facilitèrent la fuite des autres. (6) Il est certain que le roi lui-même prit la fuite, et se jeta dans un vaisseau ; mais la quantité de ceux qui gagnaient à la nage les navires les plus rapprochés, fit couler à fond ce vaisseau, et le roi périt.


Victoire des Romains. Reddition d'Alexandrie


[32] (1) Après un si prompt et si heureux succès, César, comptant sur l'effet d'une pareille victoire, se rendit à Alexandrie avec sa cavalerie, par le plus court chemin de terre, et entra en vainqueur par le côté que l'ennemi occupait. (2) Et il ne se trompa point dans l'idée qu'il eut, qu'après la nouvelle de ce combat, les ennemis ne penseraient plus à la guerre. (3) Il recueillit à son arrivée le digne fruit de son courage et de sa grandeur d'âme ; car tous les habitants ayant jeté leurs armes, abandonné leurs retranchements, pris des habits de suppliants comme font ceux qui veulent implorer la grâce du vainqueur, et précédés de ce qu'ils avaient de plus sacré, comme quand ils voulaient apaiser la juste colère de leurs rois, vinrent au devant de César, et se livrèrent entre ses mains. (4) César, après avoir accepté leur soumission et les avoir rassurés, se rendit à travers les retranchements ennemis dans les quartiers de ses troupes, lesquelles se réjouissaient non seulement de sa victoire qui terminait la guerre, mais aussi de son heureux retour.


Règlement des affaires d'Égypte


[33] (1) César, maître de l'Égypte et d'Alexandrie, y établit pour rois ceux que Ptolémée avait désignés par son testament, en suppliant le peuple romain de n'y rien changer. (2) En effet, le roi, qui était l'aîné des deux fils, étant mort, il donna la couronne au plus jeune et à l'aînée des filles, Cléopâtre, qui, fidèle au parti de César, n'avait point quitté le quartier qu'il occupait. À l'égard d'Arsinoé, la plus jeune, sous le nom de laquelle Ganymède, ainsi que nous l'avons rapporté, avait longtemps exercé une cruelle tyrannie, il résolut de la faire sortir du royaume, dans la crainte que les séditieux ne se servissent d'elle pour exciter de nouveaux troubles avant que l'autorité des deux rois eût eu le temps de s'affermir. (3) Ne prenant avec lui que la sixième légion composée de vétérans, il laissa les autres en Égypte pour mieux assurer le pouvoir des rois que leur dévouement à César rendait peu agréables à leurs sujets, et qui, établis rois depuis si peu de jours, n'avaient pas encore ce prestige qui ne s'attache qu'à une autorité ancienne. (4) Il pensait aussi qu'il était de notre dignité et de notre intérêt de les soutenir avec nos troupes s'ils demeuraient fidèles, ou de les réprimer avec ces mêmes troupes, s'ils étaient ingrats. (5) Après avoir ainsi tout terminé et arrangé, César prit par terre le chemin de la Syrie.

Note sur le texte :
Nous avons conservé les intertitres (en rouge) insérés par Wikisource (dont nous ignorons, au demeurant, s'ils proviennent originellement de Wikisource ou d'ailleurs).

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25 juin 2009 4 25 /06 /juin /2009 20:26


César ou Pseudo-César ? 

Le récit de la guerre d'Alexandrie, attribué à César, ne serait en fait pas de lui.

L'oeuvre a été attribuée un temps à Aulus Hirtius, légat de César en Gaule jusqu'en 54 avant Jésus-Christ, mais aussi à Gaius Oppius, ami de César, très influent à Rome.

C'est Suétone qui, dans sa Vie de César, 56, 1, écrit que : "César a laissé aussi des mémoires sur ses campagnes dans les Gaules et sur la guerre civile contre Pompée. Pour l'histoire des guerres d'Alexandrie, d'Afrique et d'Espagne, on ne sait pas quel en est l'auteur. Les uns nomment Oppius, et les autres Hirtius, qui aurait même complété le dernier livre de la guerre des Gaules, laissé inachevé par César." (Trad. D. Nisard)

Lire la traduction :


cette traduction, reprise sur plusieurs sites de référence (Wikisource et Itinera Electronica par exemple), est libre de droit. Elle a été réalisée par Désiré Nisard, membre de l'Académie Française, et publiée en 1865 par Didot, Paris.



César et Cléopâtre par Jean-Léon Gérôme, 1866


Commander :


Pseudo-César, Guerre d'Alexandrie, Les Belles Lettres (Paris)
Texte établi et traduit par J. Andrieu. 3e tirage 2002
sur le site des Belles Lettres
sur amazon.fr



César, Oeuvres complètes, tome II : Guerre civile, Guerres d'Alexandrie, d'Afrique et d'Espagne, Paléo
Traduction de Romain Fougères (2001)
sur amazon.fr


Lire le texte latin :
- sur le site The Latin Library (texte latin brut)
- sur le site Itinera Electronica (texte latin brut, ou en environnement hypertexte [texte latin et traduction de Nisard (1865) en vis-à-vis, liste de vocabulaire, index, listes de fréquences, recherche... ])


Prolonger la découverte d'Alexandrie :
- la page de Wikipedia sur Alexandrie
- le site e-olympos consacré à la Grèce antique propose lui aussi une page très fournie sur Alexandrie
- le site Math93 : Une histoire des mathématiques propose une page sur la cité antique, dont de nombreux liens renvoient à Wikipedia
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24 juin 2009 3 24 /06 /juin /2009 00:14

Texte intégral de la nouvelle de Théophile GAUTIER

publiée en 1852 dans La Revue de Paris (1er mars 1852)

avec le sous-titre « Souvenir de Pompei »

 

Trois jeunes gens, trois amis qui avaient fait ensemble le voyage d’Italie, visitaient l’année dernière le musée des Studii, à Naples, où l’on a réuni les différents objets antiques exhumés des fouilles de Pompéi et d’Herculanum.

Ils s’étaient répandus à travers les salles et regardaient les mosaïques, les bronzes, les fresques détachés des murs de la ville morte, selon que leur caprice les éparpillait, et quand l’un d’eux avait fait une rencontre curieuse, il appelait ses compagnons avec des cris de joie, au grand scandale des Anglais taciturnes et des bourgeois posés occupés à feuilleter leur livret.

Mais le plus jeune des trois, arrêté devant une vitrine, paraissait ne pas entendre les exclamations de ses camarades, absorbé qu’il était dans une contemplation profonde. Ce qu’il examinait avec tant d’attention, c’était un morceau de cendre noire coagulée portant une empreinte creuse : on eût dit un fragment de moule de statue, brisé par la fonte ; l’oeil exercé d’un artiste y eût aisément reconnu la coupe d’un sein admirable Un flanc aussi pur de style que celui d’une statue grecque. L’on sait, et le moindre guide du voyageur vous l’indique, que cette lave, refroidie autour du corps d’une femme, en a gardé le contour charmant. Grâce au caprice de l’éruption qui a détruit quatre villes, cette noble forme, tombée en poussière depuis deux mille ans bientôt, est parvenue jusqu’à nous ; la rondeur d’une gorge a traversé les siècles lorsque tant d’empires disparus n’ont pas laissé de trace ! Ce cachet de beauté, posé par le hasard sur la scorie d’un volcan, ne s’est pas effacé.

Voyant qu’il s’obstinait dans sa contemplation, les deux amis d’Octavien revinrent vers lui, et Max, en le touchant à l’épaule le fit tressaillir comme un homme surpris dans son secret. Evidemment Octavien n’avait entendu venir ni Max ni Fabio.

"Allons, Octavien, dit Max, ne t’arrête pas ainsi des heures entières à chaque armoire, ou nous allons manquer l’heure du chemin de fer, et nous ne verrons pas Pompéi aujourd’hui.

— Que regarde donc le camarade ? ajouta Fabio, qui s’était rapproché. Ah ! l’empreinte trouvée dans la maison d’Arrius Diomèdes." Et il jeta sur Octavien un coup d’oeil rapide et singulier.

Octavien rougit faiblement, prit le bras de Max, et la visite s’acheva sans autre incident. En sortant des Studii, les trois amis montèrent dans un corricolo et se firent mener à la station du chemin de fer. Le corricolo, avec ses grandes roues rouges, son strapontin constellé de clous de cuivre, son cheval maigre et plein de feu, harnaché comme une mule d’Espagne, courant au galop sur les larges dalles de lave, est trop connu pour qu’il soit besoin d’en faire la description ici, et d’ailleurs nous n’écrivons pas des impressions de voyage sur Naples, mais le simple récit d’une aventure bizarre et peu croyable, quoique vraie.

Le chemin de fer par lequel on va à Pompéi longe presque toujours la mer, dont les longues volutes d’écume viennent se dérouler sur un sable noirâtre qui ressemble à du charbon tamisé. Ce rivage, en effet, est formé de coulées de lave et de cendres volcaniques, et produit, par son ton foncé, un contraste avec le bleu du ciel et le bleu de l’eau ; parmi tout cet éclat, la terre seule semble retenir l’ombre.

Les villages que l’on traverse ou que l’on côtoie, Portici, rendu célèbre par l’opéra de M. Auber, Resina, Torre del Greco, Torre dell’ Annunziata, dont on aperçoit en passant les maisons à arcades et les toits en terrasses, ont, malgré l’intensité du soleil et le lait de chaux méridional, quelque chose de plutonien et de ferrugineux comme Manchester et Birmingham ; la poussière y est noire, une suie impalpable s’y accroche à tout ; on sent que la grande forge du Vésuve halète et fume à deux pas de là.

Les trois amis descendirent à la station de Pompéi, en riant entre eux du mélange d’antique et de moderne que présentent naturellement à l’esprit ces mots : Station de Pompéi. Une ville gréco-romaine et un débarcadère de railway !

Ils traversèrent le champ planté de cotonniers, sur lequel voltigeaient quelques bourres blanches, qui sépare le chemin de fer de l’emplacement de la ville déterrée, et prirent un guide à l’osteria bâtie en dehors des anciens remparts, ou, pour parler plus correctement, un guide les prit. Calamité qu’il est difficile de conjurer en Italie.

Il faisait une de ces heureuses journées si communes à Naples, où par l’éclat du soleil et la transparence de l’air les objets prennent des couleurs qui semblent fabuleuses dans le Nord, et paraissent appartenir plutôt au monde du rêve qu’à celui de la réalité. Quiconque a vu une fois cette lumière d’or et d’azur en emporte au fond de sa brume une incurable nostalgie.

La ville ressuscitée, ayant secoué un coin de son linceul de cendre, ressortait avec ses mille détails sous un jour aveuglant. Le Vésuve découpait dans le fond son cône sillonné de stries de laves bleues, roses, violet mordorées par le soleil. Un léger brouillard, presque imperceptible dans la lumière, encapuchonnait la crête écimée de la montagne ; au premier abord, on eût pu le prendre pour un de ces nuages qui, même par les temps les plus sereins, estompent le front des pics élevés. En y regardant de plus près, on voyait de minces filets de vapeur blanche sortir du haut du mont comme des trous d’une cassolette, et se réunir ensuite en vapeur légère. Le volcan, d’humeur débonnaire ce jour-là, fumait tout tranquillementsa pipe, et sans l’exemple de Pompéi ensevelie à ses pieds, on ne l’aurait pas cru d’un caractère plus féroce que Montmartre ; de l’autre côté, de belles collines aux lignes ondulées et voluptueuses comme des hanches de femme, arrêtaient l’horizon ; et plus loin la mer, qui autrefois apportait les birèmes et les trirèmes sous les remparts de la ville, tirait sa placide barre d’azur.

L’aspect de Pompéi est des plus surprenants ; ce brusque saut de dix-neuf siècles en arrière étonne même les natures les plus prosaïques et les moins compréhensives ; deux pas vous mènent de la vie antique à la vie moderne, et du christianisme au paganisme ; aussi, lorsque les trois amis virent ces rues où les formes d’une existence évanouie sont conservées intactes, éprouvèrent-ils, quelque préparés qu’ils y fussent par les livres et les dessins, une impression aussi étrange que profonde. Octavien surtout semblait frappé de stupeur et suivait machinalement le guide d’un pas de somnambule, sans écouter la nomenclature monotone et apprise par cœur que ce faquin débitait comme une leçon.

Il regardait d’un oeil effaré ces ornières de char creusées dans le pavage cyclopéen des rues et qui paraissent dater d’hier tant l’empreinte en est fraîche ; ces inscriptions tracées en lettres rouges, d’un pinceau cursif, sur les parois des murailles : affiches de spectacle, demandes de location, formules votives, enseignes, annonces de toutes sortes, curieuses comme le serait dans deux mille ans, pour les peuples inconnus de l’avenir, un pan de mur de Paris retrouvé avec ses affiches et ses placards ; ces maisons aux toits effondrés laissant pénétrer d’un coup d’oeil tous ces mystères d’intérieur, tous ces détails domestiques que négligent les historiens et dont les civilisations emportent le secret avec elles ; ces fontaines à peine taries, ce forum surpris au milieu d’une réparation par la catastrophe, et dont les colonnes, les architraves toutes taillées, toutes sculptées, attendent dans leur pureté d’arête qu’on les mette en place ; ces temples voués à des dieux passés à l’état mythologique et qui alors n’avaient pas un athée ; ces boutiques où ne manque que le marchand ; ces cabarets où se voit encore sur le marbre la tache circulaire laissée par la tassedes buveurs ; cette caserne aux colonnes peintes d’ocre et de minium que les soldats ont égratignée de caricatures de combattants, et ces doubles théâtres de drame et de chant juxtaposés, qui pourraient reprendre leurs représentations, si la troupe qui les desservait, réduite à l’état d’argile, n’était pasoccupée, peut-être, à luter le bondon d’untonneau de bière ou à boucher une fente de mur, comme la poussière d’Alexandre et de César, selon la mélancolique réflexion d’Hamlet.

Fabio monta sur le thymelé du théâtre tragique tandis que Octavien et Max grimpaient jusqu’en haut des gradins, et là il se mit à débiter avec force gestes les morceaux de poésie qui lui venaient à la tête, au grand effroi des lézards, qui se dispersaient en frétillant de la queue et en se tapissant dans les fentes des assises ruinées ; et quoique les vases d’airain ou de terre, destinés à répercuter les sons, n’existassent plus, sa voix n’en résonnait pas moins pleine et vibrante.Le guide les conduisit ensuite à travers les cultures qui recouvrent les portions de Pompéi encore ensevelies, à l’amphithéâtre, situé à l’autre extrémité de la ville. Ils marchèrent sous ces arbres dont les racines plongent dans les toits des édifices enterrés, en disjoignent les tuiles, en fendent les plafonds, en disloquent les colonnes, et passèrent par ces champs où de vulgaires légumes fructifient sur des merveilles d’art, matériel les images de l’oubli que le temps déploie sur les plus belles choses.

L’amphithéâtre ne les surprit pas. Ils avaient vu celui de Vérone, plus vaste et aussi bien conservé, et ils connaissaient la disposition de ces arènes antiques aussi familièrement que celle des places de taureaux en Espagne, qui leur ressemblent beaucoup, moins la solidité de la construction et la beauté des matériaux.

Ils revinrent donc sur leurs pas, gagnèrent par un chemin de traverse la rue de la Fortune, écoutant d’une oreille distraite le cicerone, qui en passant devant chaque maison la nommait du nom qui lui a été donné lors de sa découverte, d’après quelque particularité caractéristique : — la maison du Taureau de bronze, la maison du Faune, la maison du Vaisseau, le temple de la Fortune, la maison de Méléagre, la taverne de la Fortune à l’angle de la rue Consulaire, l’académie de Musique, le Four banal, la Pharmacie, la boutique du Chirurgien, la Douane, l’habitation des Vestales, l’auberge d’Albinus, les Thermopoles, et ainsi de suite jusqu’à la porte qui conduit à la voie des Tombeaux.

Cette porte en briques, recouverte de statues, et dont les ornements ont disparu, offre dans son arcade intérieure deux profondes rainures destinées à laisser glisser une herse, comme un donjon du Moyen Age à qui l’on aurait cru ce genre de défense particulier.

"Qui aurait soupçonné, dit Max à ses amis, Pompéi, la ville gréco-latine, d’une fermeture aussi romantiquement gothique ? Vous figurez-vous un chevalier romain attardé, sonnant du cor devant cette porte pour se faire lever la herse, comme un page du XVe siècle ?

— Rien n’est nouveau sous le soleil, répondit Fabio, et cet aphorisme lui-même n’est pas neuf, puisqu’il a été formulé par Salomon.

— Peut-être y a-t-il du nouveau sous la lune ! continua Octavien en souriant avec une ironie mélancolique.

— Mon cher Octavien, dit Max, qui pendant cette petite conversation s’était arrêté devant une inscription tracée à la rubrique sur la muraille extérieure, veux-tu voir des combats de gladiateurs ? — Voici les affiches : — Combat et chasse pour le 5 des nones d’avril, — les mâts seront dressés, — vingt paires de gladiateurs lutteront aux nones, — et si tu crains pour la fraîcheur de ton teint. rassure-toi. on tendra les voiles ; — à moins que tu ne préfères te rendre à l’amphithéâtre de bonne heure, ceux-ci se couperont la gorge le matin — matutini erunt ; on n’est pas plus complaisant. "

En devisant de la sorte, les trois amis suivaient cette voie bordée de sépulcres qui, dans nos sentiments modernes, serait une lugubre avenue pour une ville, mais qui n’offrait pas les mêmes significations tristes pour les anciens, dont les tombeaux, au lieu d’un cadavre horrible, ne contenaient qu’une pincée de cendres, idée abstraite de la mort. L’art embellissait ces dernières demeures, et, comme dit Goethe, le païen décorait des images de la vie les sarcophages et les urnes.

C’est ce qui faisait sans doute que Max et Fabio visitaient, avec une curiosité allègre et une joyeuse plénitude d’existence qu’ils n’auraient pas eues dans un cimetière chrétien, ces monuments funèbres si gaiement dorés par le soleil et qui, placés sur le bord du chemin, semblent se rattacher encore à la vie et n’inspirent aucune de ces froides répulsions, aucune de ces terreurs fantastiques que font éprouver nos sépultures lugubres. Ils s’arrêtèrent devant le tombeau de Mammia, la prêtresse publique, près duquel est poussé un arbre, un cyprès ou un peuplier ; ils s’assirent dans l’hémicycle du triclinium des repas funéraires, riant comme des héritiers ; ils lurent avec force lazzi les épitaphes de Nevoleja, de Labeon et de la famille Arria, suivis d’Octavien, qui semblait plus touché que ses insouciants compagnons du sort de ces trépassés de deux mille ans.

Ils arrivèrent ainsi à la villa d’Arrius Diomèdes une des habitations les plus considérables de Pompéi. On y monte par des degrés de briques, et lorsqu’on a dépassé la porte flanquée de deux petites colonnes latérales, on se trouve dans une cour semblable au patio qui fait le centre des maisons espagnoles et moresques et que les anciens appelaient impluvium ou cavoedium ; quatorze colonnes de briques recouvertes de stuc forment, des quatre côtés, un portique ou péristyle couvert, semblable au cloître des couvents, et sous lequel on pouvait circuler sans craindre la pluie. Le pavé de cette cour est une mosaïque de briques et de marbre blanc, d’un effet doux et tendre à l’oeil. Dans le milieu, un bassin de marbre quadrilatère, qui existe encore, recevait les eaux pluviales qui dégouttaient du toit du portique. — Cela produit un singulier effet d’entrer ainsi dans la vie antique et de fouler avec des bottes vernies des marbres usés par les sandales et les cothurnes des contemporains d’Auguste et de Tibère.

Le cicerone les promena dans l’exèdre ou salon d’été, ouvert du côté de la mer pour en aspirer les fraîches brises. C’était là qu’on recevait et qu’on faisait la sieste pendant les heures brûlantes, quand soufflait ce grand zéphyr africain chargé de langueurs et d’orages. Il les fit entrer dans la basilique, longue galerie à jour qui donne de la lumière aux appartements et où les visiteurs et les clients attendaient que le nomenclateur les appelât ; il les conduisit ensuite sur la terrasse de marbre blanc d’où la vue s’étend sur les jardins verts et sur la mer bleue ; puis il leur fit voir le nymphæum ou salle de bain, avec ses murailles peintes en jaune, ses colonnes de stuc, son pavé de mosaïque et sa cuve de marbre qui reçut tant de corps charmants évanouis comme des ombres ; — le cubiculum, où flottèrent tant de rêves venus de la porte d’ivoire, et dont les alcôves pratiquées dans le mur étaient fermées par un conopeum ou rideau dont les anneaux de bronze gisent encore à terre, le tétrastyle ou salle de récréation, la chapelle des dieux lares, le cabinet des archives, la bibliothèque, le musée des tableaux, le gynécée ou appartement des femmes, composé de petites chambres en partie ruinées, dont les parois conservent des traces de peintures et d’arabesques comme des joues dont on a mal essuyé le fard.

Cette inspection terminée, ils descendirent à l’étage inférieur, car le sol est beaucoup plus bas du côté du jardin que du côté de la voie des Tombeaux ; ils traversèrent huit salles peintes en rouge antique, dont l’une est creusée de niches architecturales, comme on en voit au vestibule de la salle des Ambassadeurs à l’Alhambra, et ils arrivèrent enfin à une espèce de cave ou de cellier dont la destination était clairement indiquée par huit amphores d’argile dressées contre le mur et qui avaient dû être parfumées de vin de Crète, de Falerne et de Massique comme des odes d’Horace.

Un vif rayon de jour passait par un étroit soupirail obstrué d’orties, dont il changeait les feuilles traversées de lumières en émeraudes et en topazes, et ce gai détail naturel souriait à propos à travers la tristesse du lieu.

« C’est ici, dit le cicerone de sa voix nonchalante, dont le ton s’accordait à peine avec le sens des paroles, que l’on trouva, parmi dix-sept squelettes, celui de la dame dont l’empreinte se voit au musée de Naples. Elle avait des anneaux d’or, et les lambeaux de sa fine tunique adhéraient encore aux cendres tassées qui ont gardé sa forme. »

Les phrases banales du guide causèrent une vive émotion à Octavien. Il se fit montrer l’endroit exact où ces restes précieux avaient été découverts, et s’il n’eût été contenu par la présence de ses amis, il se serait livré à quelque lyrisme extravagant ; sa poitrine se gonflait, ses yeux se trempaient de furtives moiteurs : cette catastrophe, effacée par vingt siècles d’oubli, le touchait comme un malheur tout récent ; la mort d’une maîtresse ou d’un ami ne l’eût pas affligé davantage, et une larme en retard de deux mille ans tomba, pendant que Max et Fabio avaient le dos tourné, sur la place où cette femme, pour laquelle il se sentait pris d’un amour rétrospectif, avait péri étouffée par la cendre chaude du volcan.

"Assez d’archéologie comme cela ! s’écria Fabio ; nous ne voulons pas écrire une dissertation sur une cruche ou une tuile du temps de Jules César pour devenir membres d’une académie de province, ces souvenirs classiques me creusent l’estomac. Allons dîner, si toutefois la chose est possible, dans cette osteria pittoresque, où j’ai peur qu’on ne nous serve que des biftecks fossiles et des œufs frais pondus avant la mort de Pline.

— Je ne dirai pas comme Boileau :

Un sot, quelquefois, ouvre un avis important,

fit Max en riant, ce serait malhonnête ; mais cette idée a du bon. Il eût été pourtant plus joli de festiner ici, dans un triclinium quelconque, couchés à l’antique, servis par des esclaves, en manière de Lucullus ou de Trimalcion. Il est vrai que je ne vois pas beaucoup d’huîtres du lac Lucrin ; les turbots et les rougets de l’Adriatique sont absents ; le sanglier d’Apulie manque sur le marché ; les pains et les gâteaux au miel figurent au musée de Naples aussi durs que des pierres à côté de leurs moules vert-de— grisés ; le macaroni cru, saupoudré de cacio-cavallo, et quoiqu’il soit détestable, vaut encore mieux que le néant. Qu’en pense le cher Octavien ? "

Octavien, qui regrettait fort de ne pas s’être trouvé à Pompéi le jour de l’éruption du Vésuve pour sauver la dame aux anneaux d’or et mériter ainsi son amour, n’avait pas entendu une phrase de cette conversation gastronomique. Les deux derniers mots prononcés par Max le frappèrent seuls, et comme il n’avait pas envie d’entamer une discussion, il fit, à tout hasard, un signe d’assentiment, et le groupe amical reprit, en côtoyant les remparts, le chemin de l’hôtellerie.

L’on dressa la table sous l’espèce de porche ouvert qui sert de vestibule à l’osteria, et dont les murailles, crépies à la chaux, étaient décorées de quelques croûtes qualifiées par l’hôte : Salvator Rosa, Espagnolet, cavalier Massimo et autres noms célèbres de l’école napolitaine, qu’il se crut obligé d’exalter.

« Hôte vénérable, dit Fabio, ne déployez pas votre éloquence en pure perte. Nous ne sommes pas des Anglais, et nous préférons les jeunes filles aux vieilles toiles. Envoyez-nous plutôt la liste de vos vins par cette belle brune, aux yeux de velours, que j’ai aperçue dans l’escalier. »

Le palforio, comprenant que ses hôtes n’appartenaient pas au genre mystifiable des philistins et des bourgeois, cessa de vanter sa galerie pour glorifier sa cave. D’abord, il avait tous les vins des meilleurs crus : Château-Margaux, grand-Lafite retour des Indes, Sillery de Moët, Hochmeyer, Scarlat-wine, Porto et porter, ale et gingerbeer, Lacryma-Christi blanc et rouge, Capri et Falerne.

"Quoi ! tu as du vin de Falerne, animal, et tu le mets à la fin de ta nomenclature ; tu nous fais subir une litanie oenologique insupportable, dit Max en sautant à la gorge de l’hôtelier avec un mouvement de fureur comique ; mais tu n’as donc pas le sentiment de la couleur locale ? tu es donc indigne de vivre dans ce voisinage antique ? Est-il bon au moins, ton Falerne ? a-t-il été mis en amphore sous le consul Plancus ? — consule Planco.

— Je ne connais pas le consul Plancus, et mon vin n’est pas mis en amphore, mais il est vieux et coûte dix carlins la bouteille", répondit l’hôte.

Le jour était tombé et la nuit était venue, nuit sereine et transparente, plus claire, à coup sûr, que le plein midi de Londres ; la terre avait des tons d’azur et le ciel des reflets d’argent d’une douceur inimaginable ; l’air était si tranquille que la flamme des bougies posées sur la table n’oscillait même pas.

Un jeune garçon jouant de la flûte s’approcha de la table et se tint debout, fixant ses yeux sur les trois convives, dans une attitude de bas-relief, et soufflant dans son instrument aux sons doux et mélodieux, quelqu’une de ces cantilènes populaires en mode mineur dont le charme est pénétrant.

Peut-être ce garçon descendait-il en droite ligne du flûteur qui précédait Duilius.

"Notre repas s’arrange d’une façon assez antique ; il ne nous manque que des danseuses gaditanes et des couronnes de lierre, dit Fabio en se versant une large rasade de vin de Falerne.

— Je me sens en veine de faire des citations latines comme un feuilleton des Débats ; il me revient des strophes d’ode, ajouta Max.

— Garde-les pour toi, s’écrièrent Octavien et Fabio, justement alarmés ; rien n’est indigeste comme le latin à table."

La conversation entre jeunes gens qui, cigare à la bouche, le coude sur la table, regardent un certain nombre de flacons vidés, surtout lorsque le vin est capiteux, ne tarde pas à tourner sur les femmes. Chacun exposa son système, dont voici à peu près le résumé.

Fabio ne faisait cas que de la beauté et de la jeunesse. Voluptueux et positif, il ne se payait pas d’illusions et n’avait en amour aucun préjugé. Une paysanne lui plaisait autant qu’une duchesse, pourvu qu’elle fût belle ; le corps le touchait plus que la robe ; il riait beaucoup de certains de ses amis amoureux de quelques mètres de soie et de dentelles, et disait qu’il serait plus logique d’être épris d’un étalage de marchand de nouveautés. Ces opinions, fort raisonnables au fond, et qu’il ne cachait pas, le faisaient passer pour un homme excentrique.

Max, moins artiste que Fabio, n’aimait, lui, que les entreprises difficiles, que les intrigues compliquées ; il cherchait des résistances à vaincre, des vertus à séduire, et conduisait l’amour comme une partie d’échecs, avec des coups médités longtemps, des effets suspendus, des surprises et des stratagèmes dignes de Polybe. Dans un salon, la femme qui paraissait avoir le moins de sympathie à son endroit, était celle qu’il choisissait pour but de ses attaques ; la faire passer de l’aversion à l’amour par des transitions habiles, était pour lui un plaisir délicieux ; s’imposer aux âmes qui le repoussaient, mater les volontés rebelles à son ascendant, lui semblait le plus doux des triomphes. Comme certains chasseurs qui courent les champs, les bois et les plaines par la pluie, le soleil et la neige, avec des fatigues excessives et une ardeur que rien ne rebute, pour un maigre gibier que les trois quarts du temps ils dédaignent de manger, Max, la proie atteinte, ne s’en souciait plus, et se remettait en quête presque aussitôt.

Pour Octavien, il avouait que la réalité ne le séduisait guère, non qu’il fît des rêves de collégien tout pétris de lis et de roses comme un madrigal de Demoustier, mais il y avait autour de toute beauté trop de détails prosaïques et rebutants ; trop de pères radoteurs et décorés ; de mères coquettes, portant des fleurs naturelles dans de faux cheveux ; de cousins rougeauds et méditant des déclarations ; de tantes ridicules, amoureuses de petits chiens. Une gravure à l’aqua-tinte, d’après Horace Vernet ou Delaroche, accrochée dans la chambre d’une femme, suffisait pour arrêter chez lui une passion naissante. Plus poétique encore qu’amoureux, il demandait une terrasse de l’Isola-Bella sur le lac Majeur, par un beau clair de lune, pour encadrer un rendez-vous. Il eût voulu enlever son amour du milieu de la vie commune et en transporter la scène dans les étoiles. Aussi s’était-il épris tour à tour d’une passion impossible et folle pour tous les grands types féminins conservés par l’art ou l’histoire. Comme Faust, il avait aimé Hélène, et il aurait voulu que les ondulations des siècles apportassent jusqu’à lui une de ces sublimes personnifications des désirs et des rêves humains, dont la forme, invisible pour les yeux vulgaires, subsiste toujours dans l’espace et le temps. Il s’était composé un sérail idéal avec Sémiramis, Aspasie, Cléopâtre, Diane de Poitiers, Jeanne d’Aragon. Quelquefois aussi il aimait des statues, et un jour, en passant au Musée devant la Vénus de Milo, il s’était écrié : « Oh ! qui te rendra les bras pour m’écraser contre ton sein de marbre ! » A Rome, la vue d’une épaisse chevelure nattée exhumée d’un tombeau antique l’avait jeté dans un bizarre délire ; il avait essayé, au moyen de deux ou trois de ces cheveux obtenus d’un gardien séduit à prix d’or, et remis à une somnambule d’une grande puissance, d’évoquer l’ombre et la forme de cette morte ; mais le fluide conducteur s’était évaporé après tant d’années, et l’apparition n’avait pu sortir de la nuit éternelle.

Comme Fabio l’avait deviné devant la vitrine des Studii, l’empreinte recueillie dans la cave de la villa d’Arrius Diomèdes excitait chez Octavien des élans insensés vers un idéal rétrospectif ; il tentait de sortir du temps et de la vie, et de transposer son âme au siècle de Titus.

Max et Fabio se retirèrent dans leur chambre, et, la tête un peu alourdie par les classiques fumées du Falerne, ne tardèrent pas à s’endormir. Octavien, qui avait souvent laissé son verre plein devant lui, ne voulant pas troubler par une ivresse grossière l’ivresse poétique qui bouillonnait dans son cerveau, sentit à l’agitation de ses nerfs que le sommeil ne lui viendrait pas, et sortit de l’osteria à pas lents pour rafraîchir son front et calmer sa pensée à l’air de la nuit.

Ses pieds, sans qu’il en eût conscience, le portèrent à l’entrée par laquelle on pénètre dans la ville morte, il déplaça la barre de bois qui la ferme et s’engagea au hasard dans les décombres.

La lune illuminait de sa lueur blanche les maisons pâles, divisant les rues en deux tranches de lumière argentée et d’ombre bleuâtre. Ce jour nocturne, avec ses teintes ménagées’, dissimulait la dégradation des édifices. L’on ne remarquait pas, comme à la clarté crue du soleil, les colonnes tronquées, les façades sillonnées de lézardes, les toits effondrés par l’éruption ; les parties absentes se complétaient par la demi-teinte, et un rayon brusque, comme une touche de sentiment dans l’esquisse d’un tableau, indiquait tout un ensemble écroulé. Les génies taciturnes de la nuit semblaient avoir réparé la cité fossile pour quelque représentation d’une vie fantastique.

Quelquefois même Octavien crut voir se glisser de vagues formes humaines dans l’ombre ; mais elles s’évanouissaient dès qu’elles atteignaient la portion éclairée. De sourds chuchotements, une rumeur indéfinie, voltigeaient dans le silence. Notre promeneur les attribua d’abord à quelque papillonnement de ses yeux, à quelque bourdonnement de ses oreilles, — ce pouvait être aussi un jeu d’optique, un soupir de la brise marine, ou la fuite à travers les orties d’un lézard ou d’une couleuvre, car tout vit dans la nature, même la mort, tout bruit, même le silence. Cependant il éprouvait une espèce d’angoisse involontaire, un léger frisson, qui pouvait être causé par l’air froid de la nuit, et faisait frémir sa peau. Il retourna deux ou trois fois la tête ; il ne se sentait plus seul comme tout à l’heure dans la ville déserte. Ses camarades avaient-ils eu la même idée que lui, et le cherchaient-ils à travers ces ruines ? Ces formes entrevues, ces bruits indistincts de pas, était-ce Max et Fabio marchant et causant, et disparus à l’angle d’un carrefour ? Cette explication toute naturelle, Octavien comprenait à son trouble qu’elle n’était pas vraie, et les raisonnements qu’il faisait là-dessus à part lui ne le convainquaient pas. La solitude et l’ombre s’étaient peuplées d’êtres invisibles qu’il dérangeait ; il tombait au milieu d’un mystère, et l’on semblait attendre qu’il fût parti pour commencer. Telles étaient les idées extravagantes qui lui traversaient la cervelle et qui prenaient beaucoup de vraisemblance de l’heure, du lieu et de mille détails alarmants que comprendront ceux qui se sont trouvés de nuit dans quelque vaste ruine.

En passant devant une maison qu’il avait remarquée pendant le jour et sur laquelle la lune donnait en plein, il vit, dans un état d’intégrité parfaite, un portique dont il avait cherché à rétablir l’ordonnance : quatre colonnes d’ordre dorique cannelées jusqu’à mi-hauteur, et le fût enveloppé comme d’une draperie pourpre d’une teinte de minium, soutenaient une cimaise coloriée d’ornements polychromes, que le décorateur semblait avoir achevée hier ; sur la paroi latérale de la porte un molosse de Laconie, exécuté à l’encaustique et accompagné de l’inscription sacramentelle : Cave canem, aboyait à la lune et aux visiteurs avec une fureur peinte. Sur le seuil de mosaïque le mot Ave, en lettres osques et latines, saluait les hôtes de ses syllabes amicales. Les murs extérieurs, teints d’ocre et de rubrique, n’avaient pas une crevasse. La maison s’était exhaussée d’un étage, et le toit de tuiles, dentelé d’un acrotère de bronze, projetait son profil intact sur le bleu léger du ciel où pâlissaient quelques étoiles.

Cette restauration étrange, faite de l’après-midi au soir par un architecte inconnu, tourmentait beaucoup Octavien, sûr d’avoir vu cette maison le jour même dans un fâcheux état de ruine. Le mystérieux reconstructeur avait travaillé bien vite, car les habitations voisines avaient le même aspect récent et neuf ; tous les piliers étaient coiffés de leurs chapiteaux ; pas une pierre, pas une brique, pas une pellicule de stuc, pas une écaille de peinture ne manquaient aux parois luisantes des façades, et par l’interstice des péristyles on entrevoyait, autour du bassin de marbre du cavædium, des lauriers roses et blancs, des myrtes et des grenadiers. Tous les historiens s’étaient trompés : l’éruption n’avait pas eu lieu, ou bien l’aiguille du temps avait reculé de vingt heures séculaires sur le cadran de l’éternité.

Octavien, surpris au dernier point, se demanda s’il dormait tout debout et marchait dans un rêve. Il s’interrogea sérieusement pour savoir si la folie ne faisait pas danser devant lui ses hallucinations ; mais il fut obligé de reconnaître qu’il n’était ni endormi ni fou.

Un changement singulier avait eu lieu dans l’atmosphère ; de vagues teintes roses se mêlaient, par dégradations violettes, aux lueurs azurées de la lune ; le ciel s’éclaircissait sur les bords ; on eût dit que le jour allait paraître. Octavien tira sa montre ; elle marquait minuit. Craignant qu’elle ne fût arrêtée, il poussa le ressort de la répétition ; la sonnerie tinta douze fois ; il était bien minuit, et cependant la clarté allait toujours augmentant, la lune se fondait dans l’azur de plus en plus lumineux ; le soleil se levait.

Alors Octavien, en qui toutes les idées de temps se brouillaient, put se convaincre qu’il se promenait non dans une Pompéi morte, froid cadavre de ville qu’on a tiré à demi de son linceul, mais dans une Pompéi vivante, jeune, intacte, sur laquelle n’avaient pas coulé les torrents de boue brûlante du Vésuve.

Un prodige inconcevable le reportait, lui, Français du XIXe siècle, au temps de Titus, non en esprit, mais en réalité, ou faisait revenir à lui, du fond du passé, une ville détruite avec ses habitants disparus ; car un homme vêtu à l’antique venait de sortir d’une maison voisine.

Cet homme portait les cheveux courts et la barbe rasée, une tunique de couleur brune et un manteau grisâtre, dont les bouts étaient retroussés de manière à ne pas gêner sa marche ; il allait d’un pas rapide, presque cursif, et passa à côté d’Octavien sans le voir. Un panier de sparterie pendait à son bras, et il se dirigeait vers le Forum Nundinarium ; — c’était un esclave, un Davus quelconque allant au marché ; il n’y avait pas à s’y tromper.

Des bruits de roues se firent entendre, et un char antique, traîné par des bœufs blancs et chargé de légumes, s’engagea dans la rue. A côté de l’attelage marchait un bouvier aux jambes nues et brûlées par le soleil, aux pieds chaussés de sandales, et vêtu d’une espèce de chemise de toile bouffant à la ceinture ; un chapeau de paille conique, rejeté derrière le dos et retenu au col par la mentonnière, laissait voir sa tête d’un type inconnu aujourd’hui, son front bas traversé de dures nodosités, ses cheveux crépus et noirs, son nez droit, ses yeux tranquilles comme ceux de ses bœufs, et son cou d’Hercule campagnard. Il touchait gravement ses bêtes de l’aiguillon, avec une pose de statue à faire tomber Ingres en extase.

Le bouvier aperçut Octavien et parut surpris, mais il continua sa route ; une fois il retourna la tête, ne trouvant pas sans doute d’explication à l’aspect de ce personnage étrange pour lui, mais laissant, dans sa placide stupidité rustique, le mot de l’énigme à de plus habiles.

Des paysans campaniens parurent aussi, poussant devant eux des ânes chargés d’outres de vin, et faisant tinter des sonnettes d’airain ; leur physionomie différait de celle des paysans d’aujourd’hui comme une médaille diffère d’un sou.

La vie se peuplait graduellement comme un de ces tableaux de diorama d’abord déserts, et qu’un changement d’éclairage anime de personnages invisibles jusque-là.

Les sentiments qu’éprouvait Octavien avaient changé de nature. Tout à l’heure, dans l’ombre trompeuse de la nuit, il était en proie à ce malaise dont les braves ne se défendent pas, au milieu de circonstances inquiétantes et fantastiques que la raison ne peut expliquer. Sa vague terreur s’était changée en stupéfaction profonde ; il ne pouvait douter, à la netteté de leurs perceptions, du témoignage de ses sens, et cependant ce qu’il voyait était parfaitement incroyable. — Mal convaincu encore, il cherchait par la constatation de petits détails réels à se prouver qu’il n’était pas le jouet d’une hallucination. — Ce n’étaient pas des fantômes qui défilaient sous ses yeux, car la vive lumière du soleil les illuminait avec une réalité irrécusable, et leurs ombres allongées par le matin se projetaient sur les trottoirs et les murailles.

Ne comprenant rien à ce qui lui arrivait, Octavien, ravi au fond de voir un de ses rêves les plus chers accompli, ne résista plus à son aventure, il se laissa faire à toutes ces merveilles, sans prétendre s’en rendre compte ; il se dit que puisque en vertu d’un pouvoir mystérieux il lui était donné de vivre quelques heures dans un siècle disparu, il ne perdrait pas son temps à chercher la solution d’un problème incompréhensible, et il continua bravement sa route, en regardant à droite et à gauche ce spectacle si vieux et si nouveau pour lui. Mais à quelle époque de la vie de Pompéi était-il transporté ? Une inscription d’édilité, gravée sur une muraille, lui apprit, par le nom des personnages publics, qu’on était au commencement du règne de Titus, — soit en l’an 79 de notre ère. — Une idée subite traversa l’âme d’Octavien ; la femme dont il avait admiré l’empreinte au musée de Naples devait être vivante, puisque l’éruption du Vésuve dans laquelle elle avait péri eut lieu le août de cette même année ; il pouvait donc la retrouver, la voir, lui parler… Le désir fou qu’il avait ressenti à l’aspect de cette cendre moulée sur des contours divins allait peut-être se satisfaire, car rien ne devait être impossible à un amour qui avait eu la force de faire reculer le temps, et passer deux fois la même heure dans le sablier de l’éternité.

Pendant qu’Octavien se livrait à ces réflexions, de belles jeunes filles se rendaient aux fontaines, soutenant du bout de leurs doigts blancs des urnes en équilibre sur leur tête ; des patriciens en toges blanches bordées de bandes de pourpre, suivis de leur cortège de clients, se dirigeaient vers le forum. Les acheteurs se pressaient autour des boutiques, toutes désignées par des enseignes sculptées et peintes, et rappelant par leur petitesse et leur forme les boutiques moresques d’Alger ; au-dessus de la plupart de ces échoppes, un glorieux phallus de terre cuite colorié et l’inscription hic habitat felicitas, témoignait de précautions superstitieuses contre le mauvais oeil ; Octavien remarqua même une boutique d’amulettes dont l’étalage était chargé de cornes, de branches de corail bifurquées, et de petits Priapes en or, comme on en trouve encore à Naples aujourd’hui, pour se préserver de la jettature, et il se dit qu’une superstition durait plus qu’une religion.

En suivant le trottoir qui borde chaque rue de Pompéi, et enlève ainsi aux Anglais la confortabilité de cette invention, Octavien se trouva face à face avec un beau jeune homme, de son âge à peu près, vêtu d’une tunique couleur de safran, et drapé d’un manteau de fine laine blanche, souple comme du cachemire. La vue d’Octavien, coiffé de l’affreux chapeau moderne, sanglé dans une mesquine redingote noire, les jambes emprisonnées dans un pantalon, les pieds pincés par des bottes luisantes, parut surprendre le jeune Pompéien, comme nous étonnerait, sur le boulevard de Gand, un Ioway ou un Botocudo avec ses plumes, ses colliers de griffes d’ours et ses tatouages baroques. Cependant, comme c’était un jeune homme bien élevé, il n’éclata pas de rire au nez d’Octavien, et prenant en pitié ce pauvre barbare égaré dans cette ville græco-romaine, il lui dit d’une voix accentuée et douce :

« Advena, salve. »

Rien n’était plus naturel qu’un habitant de Pompéi, sous le règne du divin empereur Titus, très puissant et très auguste, s’exprimât en latin, et pourtant Octavien tressaillit en entendant cette langue morte dans une bouche vivante. C’est alors qu’il se félicita d’avoir été fort en thème, et remporté des prix au concours général. Le latin enseigné par l’Université lui servit en cette occasion unique, et rappelant en lui ses souvenirs de classe, il répondit au salut du Pompéien en style de De viris illustribus et de Selectoe e profanis, d’une façon suffisamment intelligible, mais avec un accent parisien qui fit sourire le jeune homme.

"Il te sera peut-être plus facile de parler grec, dit le Pompéien ; je sais aussi cette langue, car j’ai fait mes études à Athènes.

— Je sais encore moins de grec que de latin, répondit Octavien ; je suis du pays des Gaulois, de Paris, de Lutèce.

— Je connais ce pays. Mon aïeul a fait la guerre dans les Gaules sous le grand Jules César. Mais quel étrange costume portes-tu ? Les Gaulois que j’ai vus à Rome n’étaient pas habillés ainsi. "

Octavien entreprit de faire comprendre au jeune Pompéien que vingt siècles s’étaient écoulés depuis la conquête de la Gaule par Jules César, et que la mode avait pu changer ; mais il y perdit son latin, et à vrai dire ce n’était pas grand-chose.

« Je me nomme Rufus Holconius, et ma maison est la tienne, dit le jeune homme ; à moins que tu ne préfères la liberté de la taverne : on est bien à l’auberge d’Albinus, près de la porte du faubourg d’Augustus Felix, et à l’hôtellerie de Sarinus, fils de Publius, près de la deuxième tour ; mais si tu veux, je te servirai de guide dans cette ville inconnue pour toi ; — tu me plais, jeune barbare, quoique tu aies essayé de te jouer de ma crédulité en prétendant que l’empereur Titus, qui règne aujourd’hui, était mort depuis deux mille ans, et que le Nazaréen, dont les infâmes sectateurs, enduits de poix, ont éclairé les jardins de Néron, trône seul en maître dans le ciel désert, d’où les grands dieux sont tombés. — Par Pollux ! ajouta-t-il en jetant les yeux sur une inscription rouge tracée à l’angle d’une rue, tu arrives à propos, l’on donne la Casina de Plaute, récemment remise au théâtre ; c’est une curieuse et bouffonne comédie qui t’amusera, n’en comprendrais-tu que la pantomime. Suis-moi, c’est bientôt l’heure ; je te ferai placer au banc des hôtes et des étrangers. »

Et Rufus Holconius se dirigea du côté du petit théâtre comique que les trois amis avaient visité dans la journée.

Le Français et le citoyen de Pompéi prirent les rues de la Fontaine d’Abondance, des Théâtres, longèrent le collège et le temple d’lsis, l’atelier du statuaire, et entrèrent dans l’Odéon ou théâtre comique par un vomitoire latéral. Grâce à la recommandation d’Holconius, Octavien fut placé près du proscenium, un endroit qui répondrait à nos baignoires d’avant— scène. Tous les regards se tournèrent aussitôt vers lui avec une curiosité bienveillante et un léger susurrement courut dans l’amphithéâtre.

La pièce n’était pas encore commencée ; Octavien en profita pour regarder la salle. Les gradins demi-circulaires, terminés de chaque côté par une magnifique patte de lion sculptée en lave du Vésuve, partaient en s’élargissant d’un espace vide correspondant à notre parterre, mais beaucoup plus restreint, et pavé d’une mosaïque de marbres grecs ; un gradin plus large formait, de distance en distance, une zone distinctive, et quatre escaliers correspondant aux vomitoires et montant de la base au sommet de l’amphithéâtre le divisaient en cinq coins plus larges du haut que du bas. Les spectateurs, munis de leurs billets, consistant en petites lames d’ivoire où étaient désignés, par leurs numéros d’ordre, la travée, le coin et le gradin, avec le titre de la pièce représentée et le nom de son auteur, arrivaient aisément à leurs places. Les magistrats, les nobles, les hommes mariés, les jeunes gens, les soldats, dont on voyait luire les casques de bronze, occupaient des rangs séparés. — C’était un spectacle admirable que ces belles toges et ces larges manteaux blancs bien drapés, s’étalant sur les premiers gradins et contrastant avec les parures variées des femmes, placées au-dessus, et les capes grises des gens du peuple, relégués aux bancs supérieurs, près des colonnes qui supportent le toit, et qui laissaient apercevoir, par leurs interstices, un ciel d’un bleu intense comme le champ d’azur d’une panathénée ; — une fine pluie d’eau, aromatisée de safran, tombait des frises en gouttelettes imperceptibles, et parfumait l’air qu’elle rafraîchissait. Octavien pensa aux émanations fétides qui vicient l’atmosphère de nos théâtres, si incommodes qu’on peut les considérer comme des lieux de torture, et il trouva que la civilisation n’avait pas beaucoup marché.

Le rideau, soutenu par une poutre transversale, s’abîma dans les profondeurs de l’orchestre, les musiciens s’installèrent dans leur tribune, et le Prologue parut vêtu grotesquement et la tête coiffée d’un masque difforme, adapté comme un casque.

Le Prologue, après avoir salué l’assistance et demandé les applaudissements, commença une argumentation bouffonne. « Les vieilles pièces, disait-il, étaient comme le vin qui gagne avec les années, et la Casina, chère aux vieillards, ne devait pas moins l’être aux jeunes gens ; tous pouvaient y prendre plaisir : les uns parce qu’ils la connaissaient, les autres parce qu’ils ne la connaissaient pas. La pièce avait été, du reste, remise avec soin, et il fallait l’écouter l’âme libre de tout souci, sans penser à ses dettes, ni à ses créanciers, car on n’arrête pas au théâtre ; c’était un jour heureux, il faisait beau, et les alcyons planaient sur le forum. » Puis il fit une analyse de la comédie que les acteurs allaient représenter, avec un détail qui prouve que la surprise entrait pour peu de chose dans le plaisir que les anciens prenaient au théâtre : il raconta comment le vieillard Stalino, amoureux de sa belle esclave Casina, veut la marier à son fermier Olympio, époux complaisant qu’il remplacera dans la nuit des noces ; et comment Lycostrata, la femme de Stalino, pour contrecarrer la luxure de son vicieux mari, veut unir Casina à l’écuyer Chalinus, dans l’idée de favoriser les amours de son fils ; enfin la manière dont Stalino, mystifié, prend un jeune esclave déguisé pour Casina, qui, reconnue libre et de naissance ingénue, épouse le jeune maître, qu’elle aime et dont elle est aimée.

Le jeune Français regardait distraitement les acteurs, avec leurs masques aux bouches de bronze, s’évertuer sur la scène ; les esclaves couraient çà et là pour simuler l’empressement ; le vieillard hochait la tête et tendait ses mains tremblantes ; la matrone, le verbe haut, l’air revêche et dédaigneux, se carrait dans son importance et querellait son mari, au grand amusement de la salle. — Tous ces personnages entraient et sortaient par trois portes pratiquées dans le mur du fond et communiquant au foyer des acteurs. — La maison de Stalino occupait un coin du théâtre, et celle de son vieil ami Alcesimus lui faisait face. Ces décorations, quoique très bien peintes, étaient plutôt représentatives de l’idée d’un lieu que du lieu lui-même, comme les coulisses vagues du théâtre classique.

Quand la pompe nuptiale conduisant la fausse Casina fit son entrée sur la scène, un immense éclat de rire, comme celui qu’Homère attribue aux dieux, circula sur tous les bancs de l’amphithéâtre, et des tonnerres d’applaudissements firent vibrer les échos de l’enceinte ; mais Octavien n’écoutait plus et ne regardait plus.

Dans la travée des femmes, il venait d’apercevoir une créature d’une beauté merveilleuse. A dater de ce moment, les charmants visages qui avaient attiré son oeil s’éclipsèrent comme les étoiles devant Phoebé ; tout s’évanouit, tout disparut comme dans un songe ; un brouillard estompa les gradins fourmillants de monde, et la voix criarde des acteurs semblait se perdre dans un éloignement infini.

Il avait reçu au cœur comme une commotion électrique, et il lui semblait qu’il jaillissait des étincelles de sa poitrine lorsque le regard de cette femme se tournait vers lui.

Elle était brune et pâle ; ses cheveux ondés et crespelés, noirs comme ceux de la Nuit, se relevaient légèrement vers les tempes, à la mode grecque, et dans son visage d’un ton mat brillaient des yeux sombres et doux, chargés d’une indéfinissable expression de tristesse voluptueuse et d’ennui passionné ; sa bouche, dédaigneusement arquée à ses coins, protestait par l’ardeur vivace de sa pourpre enflammée contre la blancheur tranquille du masque ; son col présentait ces belles lignes pures qu’on ne retrouve à présent que dans les statues. Ses bras étaient nus jusqu’à l’épaule, et de la pointe de ses seins orgueilleux, soulevant sa tunique d’un rose mauve, partaient deux plis qu’on aurait pu croire fouillés dans le marbre par Phidias ou Cléomène.

La vue de cette gorge d’un contour si correct, d’une coupe si pure, troubla magnétiquement Octavien ; il lui sembla que ces rondeurs s’adaptaient parfaitement à l’empreinte en creux du musée de Naples, qui l’avait jeté dans une si ardente rêverie, et une voix lui cria au fond du cœur que cette femme était bien la femme étouffée par la cendre du Vésuve à la villa d’Arrius Diomèdes. Par quel prodige la voyait-il vivante, assistant à la représentation de La Casina de Plaute ? Il ne chercha pas à se l’expliquer ; d’ailleurs, comment était-il là lui-même ? Il accepta sa présence comme dans le rêve on admet l’intervention de personnes mortes depuis longtemps et qui agissent pourtant avec les apparences de la vie ; d’ailleurs son émotion ne lui permettait aucun raisonne ment. Pour lui, la roue du temps était sortie de son ornière, et son désir vainqueur choisissait sa place parmi les siècles écoulés ! Il se trouvait face à face avec sa chimère, une des plus insaisissables, une chimère rétrospective. Sa vie se remplissait d’un seul coup.

En regardant cette tête si calme et si passionnée, si froide et si ardente, si morte et si vivace, il comprit qu’il avait devant lui son premier etson dernier amour, sa coupe d’ivresse suprême ; il sentit s’évanouir comme des ombres légères les souvenirs de toutes les femmes qu’ilavait cru aimer, et son âme redevenir vierge de toute émotion antérieure. Le passé disparut.

Cependant la belle Pompéienne, le menton appuyé sur la paume de la main, lançait sur Octavien, tout en ayant l’air de s’occuper de la scène, le regard velouté de ses yeux nocturnes, et ce regard lui arrivait lourd et brûlant comme un jet de plomb fondu. Puis elle se pencha vers l’oreille d’une fille assise à son côté.

La représentation s’acheva ; la foule s’écoula par les vomitoires.

Octavien, dédaignant les bons offices de son guide Holconius, s’élança par la première sortie qui s’offrit à ses pas. A peine eut-il atteint la porte, qu’une main se posa sur son bras, et qu’une voix féminine lui dit d’un ton bas, maisde manière à ce qu’il ne perdît pas un mot :

« Je suis Tyché Novoleja, commise aux plaisirs d’Arria Marcella, fille d’Arrius Diomèdes. Ma maîtresse vous aime, suivez— moi. »

Arria Marcella venait de monter dans sa litière portée par quatre forts esclaves syriens nus jusqu’à la ceinture, et faisant miroiter au soleil leurs torses de bronze. Le rideau de la litière s’entrouvrit, et une main pâle, étoilée de bagues, fit un signe amical à Octavien, comme pour confirmer les paroles de la suivante. Le pli de pourpre retomba, et la litière s’éloigna au pas cadencé des esclaves.

Tyché fit passer Octavien par des chemins détournés, coupant les rues en posant légère ment le pied sur les pierres espacées qui relient les trottoirs et entre lesquelles roulent les roues des chars, et se dirigeant à travers le dédale avec la précision que donne la familiarité d’une ville. Octavien remarqua qu’il franchissait des quartiers de Pompéi que les fouilles n’ont pas découverts, et qui lui étaient en conséquence complètement inconnus. Cette circonstance étrange parmi tant d’autres ne l’étonna pas. Il était décidé à ne s’étonner de rien. Dans toute cette fantasmagorie archaïque, qui eût fait devenir un antiquaire fou de bonheur, il ne voyait plus que l’oeil noir et profond d’Arria Marcella et cette gorge superbe victorieuse des siècles, et que la destruction même a voulu conserver.

Ils arrivèrent à une porte dérobée, qui s’ouvrit et se ferma aussitôt, et Octavien se trouva dans une cour entourée de colonnes de marbre grec d’ordre ionique peintes, jusqu’à la moitié de leur hauteur, d’un jaune vif, et le chapiteau relevé d’ornements rouges et bleus ; une guirlande d’aristoloche suspendait ses larges feuilles vertes en forme de cœur aux saillies de l’architecture comme une arabesque naturelle, et près d’un bassin encadré de plantes, un flamant rose se tenait debout sur une patte, fleur de plume parmi les fleurs végétales.

Des panneaux de fresque représentant des architectures capricieuses ou des paysages de fantaisie décoraient les murailles. Octavien vit tous ces détails d’un coup d’oeil rapide, car Tyché le remit aux mains des esclaves baigneurs qui firent subir à son impatience toutes les recherches des thermes antiques. Après avoir passé par les différents degrés de chaleur vaporisée, supporté le racloir du strigilaire, senti ruisseler sur lui les cosmétiques et les huiles parfumées, il fut revêtu d’une tunique blanche, et retrouva à l’autre porte Tyché, qui lui prit la main et le conduisit dans une autre salle extrêmement ornée.

Sur le plafond étaient peints, avec une pureté de dessin, un éclat de coloris et une liberté de touche qui sentaient le grand maître et non plus le simple décorateur à l’adresse vulgaire, Mars, Vénus et l’Amour ; une frise composée de cerfs, de lièvres et d’oiseaux se jouant parmi les feuillages régnait au-dessus d’un revêtement de marbre cipolin ; la mosaïque du pavé, travail merveilleux dû peut— être à Sosimus de Pergame, représentait des reliefs de festin exécutés avec un art qui faisait illusion.

Au fond de la salle, sur un biclinium ou lit à deux places, était accoudée Arria Marcella dans une pose voluptueuse et sereine qui rappelait la femme couchée de Phidias sur le fronton du Parthénon ; ses chaussures, brodées de perles, gisaient au bas du lit, et son beau pied nu, plus pur et plus blanc que le marbre, s’allongeait au bout d’une légère couverture de byssus jetée sur elle.

Deux boucles d’oreilles faites en forme de balance et portant des perles sur chaque plateau tremblaient dans la lumière au long de ses joues pâles ; un collier de boules d’or, soutenant des grains allongés en poire, circulait sur sa poitrine laissée à demi découverte par le pli négligé d’un peplum de couleur paille bordé d’une grecque noire ; une bandelette noir et or passait et luisait par places dans ses cheveux d’ébène, car elle avait changé de costume en revenant du théâtre ; autour de son bras, comme l’aspic autour du bras de Cléopâtre, un serpent d’or, aux yeux de pierreries, s’enroulait à plusieurs reprises et cherchait à se mordre la queue.

Une petite table à pieds de griffons, incrustée de nacre, d’argent et d’ivoire, était dressée près du lit à deux places, chargée de différents mets servis dans des plats d’argent et d’or ou de terre émaillée de peintures précieuses. On y voyait un oiseau du Phase couché dans ses plumes, et divers fruits que leurs saisons empêchent de se rencontrer ensemble.

Tout paraissait indiquer qu’on attendait un hôte ; des fleurs fraîches jonchaient le sol, et les amphores de vin étaient plongées dans des urnes pleines de neige.

Arria Marcella fit signe à Octavien de s’étendre à côté d’elle sur le biclinium et de prendre part au repas ; — le jeune homme, à demi fou de surprise et d’amour, prit au hasard quelques bouchées sur les plats que lui tendaient de petits esclaves asiatiques aux cheveux frisés, à la courte tunique. Arria ne mangeait pas, mais elle portait souvent à ses lèvres un vase myrrhin aux teintes opalines rempli d’un vin d’une pourpre sombre comme du sang figé ; à mesure qu’elle buvait, une imperceptible vapeur rose montait à ses joues pâles, de son cœur qui n’avait pas battu depuis tant d’années ; cependant son bras nu, qu’Octavien effleura en soulevant sa coupe, était froid comme la peau d’un serpent ou le marbre d’une tombe.

« Oh ! lorsque tu t’es arrêté aux Studii à contempler le morceau de boue durcie qui conserve ma forme, dit Arria Marcella en tournant son long regard humide vers Octavien, et que ta pensée s’est élancée ardemment vers moi, mon âme l’a senti dans ce monde où je flotte invisible pour les yeux grossiers ; la croyance fait le dieu, et l’amour fait la femme. On n’est véritable ment morte que quand on n’est plus aimée ; ton désir m’a rendu la vie, la puissante évocation de ton cœur a supprimé les distances qui nous séparaient. »

L’idée d’évocation amoureuse qu’exprimait la jeune femme, rentrait dans les croyances philosophiques d’Octavien, croyances que nous ne sommes pas loin de partager.

En effet, rien ne meurt, tout existe toujours ; nulle force ne peut anéantir ce qui fut une fois. Toute action, toute parole, toute forme, toute pensée tombée dans l’océan universel des choses y produit des cercles qui vont s’élargissant jusqu’aux confins de l’éternité. La figuration matérielle ne disparaît que pour les regards vulgaires, et les spectres qui s’en détachent peuplent l’infini. Pâris continue d’enlever Hélène dans une région inconnue de l’espace. La galère de Cléopâtre gonfle ses voiles de soie sur l’azur d’un Cydnus idéal. Quelques esprits passionnés et puissants ont pu amener à eux des siècles écoulés en apparence, et faire revivre des personnages morts pour tous. Faust a eu pour maîtresse la fille de Tyndare, et l’a conduite à son château gothique, du fond des abîmes mystérieux de l’Hadès

. Octavien venait de vivre un jour sous le règne de Titus et de se faire aimer d’Arria Marcella, fille d’Arrius Diomèdes, couchée en ce moment près de lui sur un lit antique dans une ville détruite pour tout le monde.

"A mon dégoût des autres femmes, répondit Octavien, à la rêverie invincible qui m’entraînait vers ses types radieux au fond des siècles comme des étoiles provocatrices, je comprenais que je n’aimerais jamais que hors du temps et de l’espace. C’était toi que j’attendais, et ce frêle vestige conservé par la curiosité des hommes m’a par son secret magnétisme mis en rapport avec ton âme. Je ne sais si tu es un rêve ou une réalité, un fantôme ou une femme, si comme Ixion je serre un nuage sur ma poitrine abusée, si je suis le jouet d’un vil prestige de sorcellerie, mais ce que je sais bien, c’est que tu seras mon premier et mon dernier amour.

— Qu’Eros, fils d’Aphrodite, entende ta promesse, dit Arria Marcella en inclinant sa tête sur l’épaule de son amant qui la souleva avec une étreinte passionnée. Oh ! serre-moi sur ta jeune poitrine, enveloppe-moi de ta tiède haleine, j’ai froid d’être restée si longtemps sans amour. " Et contre son cœur Octavien sentait s’élever et s’abaisser ce beau sein, dont le matin même il admirait le moule à travers la vitre d’une armoire de musée ; la fraîcheur de cette belle chair le pénétrait à travers sa tunique et le faisait brûler. La bandelette or et noir s’était détachée de la tête d’Arria passionnément renversée, et ses cheveux se répandaient comme un fleuve noir sur l’oreiller bleu.

Les esclaves avaient emporté la table. On n’entendit plus qu’un bruit confus de baisers et de soupirs. Les cailles familières, insouciantes de cette scène amoureuse, picoraient sur le pavé de mosaïque les miettes du festin en poussant de petits cris.

Tout à coup les anneaux d’airain de la portière qui fermait la chambre glissèrent sur leur tringle, et un vieillard d’aspect sévère et drapé dans un ample manteau brun parut sur le seuil. Sa barbe grise était séparée en deux pointes comme celle des Nazaréens, son visage semblait sillonné par la fatigue des macérations : une petite croix de bois noir pendait à son col et ne laissait aucun doute sur sa croyance : il appartenait à la secte, toute récente alors, des disciples du Christ.

A son aspect, Arria Marcella, éperdue de confusion, cacha sa figure sous un pli de son manteau, comme un oiseau qui met la tête sous son aile en face d’un ennemi qu’il ne peut éviter, pour s’épargner au moins l’horreur de le voir ; tandis qu’Octavien, appuyé sur son coude, regardait avec fixité le personnage fâcheux qui entrait ainsi brusquement dans son bonheur.

"Arria, Arria, dit le personnage austère d’un ton de reproche, le temps de ta vie n’a-t-il pas suffi à tes déportements, et faut-il que tes infâmes amours empiètent sur les siècles qui ne t’appartiennent pas ? Ne peux-tu laisser les vivants dans leur sphère, ta cendre n’est donc pas encore refroidie depuis le jour où tu mourus sans repentir sous la pluie de feu du volcan ? Deux mille ans de mort ne t’ont donc pas calmée, et tes bras voraces attirent sur ta poitrine de marbre, vide de cœur, les pauvres insensés enivrés par tes philtres.

— Arrius, grâce, mon père, ne m’accablez pas, au nom de cette religion morose qui ne fut jamais la mienne ; moi, je crois à nos anciens dieux qui aimaient la vie, la jeunesse, la beauté, le plaisir ; ne me replongez pas dans le pâle néant. Laissez-moi jouir de cette existence que l’amour m’a rendue.

— Tais-toi, impie, ne me parle pas de tes dieux qui sont des démons. Laisse aller cet homme enchaîné par tes impures séductions ; ne l’attire plus hors du cercle de sa vie que Dieu a mesurée ; retourne dans les limbes du paganisme avec tes amants asiatiques, romains ou grecs. Jeune chrétien, abandonne cette larve qui te semblerait plus hideuse qu’Empouse et Phorkyas, si tu la pouvais voir telle qu’elle est. "

Octavien, pâle, glacé d’horreur, voulut parler ; mais sa voix resta attachée à son gosier, selon l’expression virgilienne.

"M’obéiras-tu, Arria ? s’écria impérieusement le grand vieillard.

— Non, jamais ", répondit Arria, lesyeux étincelants, les narines dilatées, leslèvres frémissantes, en entourant le corpsd’Octavien de ses beaux bras de statue, froids, durs et rigides comme le marbre. Sa beauté furieuse, exaspérée par la lutte, rayonnait avec un éclat surnaturel à ce moment suprême, comme pour laisser à sonjeune amant un inéluctable souvenir.

« Allons, malheureuse, reprit le vieillard, il faut employer les grands moyens, et rendre ton néant palpable et visible à cet enfant fasciné », et il prononça d’une voix pleine de commandement une formule d’exorcisme qui fit tomber des joues d’Arria les teintes pourprées que le vin noir du vase myrrhin y avait fait monter.

En ce moment, la cloche lointaine d’un des villages qui bordent la mer ou des hameaux perdus dans les plis de la montagne fit entendre les premières volées de la Salutation angélique.

A ce son, un soupir d’agonie sortit de la poitrine brisée de la jeune femme. Octavien sentit se desserrer les bras qui l’entouraient ; les draperies qui la couvraient se replièrent sur elles-mêmes, comme si les contours qui les soutenaient se fussent affaissés, et le mal heureux promeneur nocturne ne vit plus à côté de lui, sur le lit du festin, qu’une pincée de cendres mêlée de quelques ossements cal cinés parmi lesquels brillaient des bracelets et des bijoux d’or, et que des restes informes, tels qu’on les dut découvrir en déblayant la maison d’Arrius Diomèdes.

Il poussa un cri terrible et perdit connaissance.

Le vieillard avait disparu. Le soleil se levait, et la salle ornée tout à l’heure avec tant d’éclat n’était plus qu’une ruine démantelée.

Après avoir dormi d’un sommeil appesanti par les libations de la veille, Max et Fabio se réveillèrent en sursaut, et leur premier soin fut d’appeler leur compagnon, dont la chambre était voisine de la leur, par un de ces cris de ralliement burlesques dont on convient quelquefois en voyage ; Octavien ne répondit pas, pour de bonnes raisons. Fabio et Max, ne recevant pas de réponse, entrèrent dans la chambre de leur ami, et virent que le lit n’avait pas été défait.

"Il se sera endormi sur quelque chaise, dit Fabio, sans pouvoir gagner sa couchette ; car il n’a pas la tête forte, ce cher Octavien ; et il sera sorti de bonne heure pour dissiper les fumées du vin à la fraîcheur matinale.

— Pourtant il n’avait guère bu, ajouta Max par manière de réflexion. Tout ceci me semble assez étrange. Allons à sa recherche. "

Les deux amis, aidés du cicerone, parcoururent toutes les rues, carrefours, places et ruelles de Pompéi, entrèrent dans toutes les maisons curieuses où ils supposèrent qu’Octavien pouvait être occupé à copier une peinture ou à relever une inscription, et finirent par le trouver évanoui sur la mosaïque disjointe d’une petite chambre à demi écroulée. Ils eurent beaucoup de peine à le faire revenir à lui, et quand il eut repris connaissance, il ne donna pas d’autre explication, sinon qu’il avait eu la fantaisie de voir Pompéi au clair de la lune, et qu’il avait été pris d’une syncope qui, sans doute, n’aurait pas de suite.

La petite bande retourna à Naples par le chemin de fer, comme elle était venue, et le soir, dans leur loge, à San Carlo, Max et Fabio regardaient à grand renfort de jumelles sautiller dans un ballet, sur les traces d’Amalia Ferraris, la danseuse alors en vogue, un essaim de nymphes culottées, sous leurs jupes de gaze, d’un affreux caleçon vert monstre qui les faisait ressembler à des grenouilles piquées de la tarentule. Octavien, pâle, les yeux troubles, le maintien accablé, ne paraissait pas se douter de ce qui se passait sur la scène, tant, après les merveilleuses aventures de la nuit, il avait peine à reprendre le sentiment de la vie réelle.

A dater de cette visite à Pompéi, Octavien fut en proie à une mélancolie morne, que la bonne humeur et les plaisanteries de ses compagnons aggravaient plutôt qu’elles ne la soulageaient ; l’image d’Arria Marcella le poursuivait toujours, et le triste dénouement de sa bonne fortune fantastique n’en détruisait pas le charme.

N’y pouvant plus tenir, il retourna secrètement à Pompéi et se promena, comme la première fois, dans les ruines, au clair de lune, le cœur palpitant d’un espoir insensé, mais l’hallucination ne se renouvela pas ; il ne vit que des lézards fuyant sur les pierres ; il n’entendit que des piaulements d’oiseaux denuit effrayés ; il ne rencontra plus son amiRufus Holconius ; Tyché ne vint pas lui mettre sa main fluette sur le bras ; Arria Marcella resta obstinément dans la poussière.

En désespoir de cause, Octavien s’est marié dernièrement à une jeune et charmante Anglaise, qui est folle de lui. Il est parfait pour sa femme ; cependant Ellen, avec cet instinct du cœur que rien ne trompe, sent que son mari est amoureux d’une autre ; mais de qui ? C’est ce que l’espionnage le plus actif n’a pu lui apprendre. Octavien n’entretient pas de danseuse ; dans le monde, il n’adresse aux femmes que des galanteries banales ; il a même répondu très froidement aux avances marquées d’une princesse russe, célèbre par sa beauté et sa coquetterie. Un tiroir secret, ouvert pendant l’absence de son mari, n’a fourni aucune preuve d’infidélité aux soupçons d’Ellen. Mais comment pourrait-elle s’aviser d’être jalouse de Marcella, fille d’Arrius Diomèdes, affranchi de Tibère ?

 

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