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18 octobre 2009 7 18 /10 /octobre /2009 17:38

LES PERSES, tragédie d’Eschyle

le récit de la bataille de Salamine (vers 352-470)

traduction de Paul Mazon

in Eschyle, Tragédies complètes, Folio Classique, Gallimard, 1997, pp. 121-124.



LE MESSAGER. - Ce qui commença, maîtresse, toute notre infortune, ce fut un génie vengeur, un dieu méchant, surgi je ne sais d'où. Un Grec vint en effet de l'armée athénienne dire à ton fils Xerxès que, sitôt tombées les ténèbres de la sombre nuit, les Grecs n'attendraient pas davantage et, se précipitant sur les bancs de leurs nefs, chercheraient leur salut, chacun de son côté, dans une fuite furtive. A peine l'eut-il entendu, que, sans soupçonner là une ruse de Grec ni la jalousie des dieux, Xerxès à tous ses chefs d'escadre déclare ceci : quand le soleil aura cessé d'échauffer la terre de ses rayons et que l'ombre aura pris possession de l'éther sacré, ils disposeront le gros de leurs navires sur trois rangs, pour garder les issues et les passes grondantes, tandis que d'autres, l'enveloppant, bloqueront l'île d'Ajax; car, si les Grecs échappent à la male mort et trouvent sur la mer une voie d'évasion furtive, tous auront la tête tranchée : ainsi en ordonne le Roi. Un cœur trop confiant lui dictait tous ces mots : il ignorait l'avenir que lui ménageaient les dieux ! Eux, sans désordre, l'âme docile, préparent leur repas; chaque marin lie sa rame au tolet qui la soutiendra; et, à l'heure où s'est éteinte la clarté du jour et où se lève la nuit, tous les maîtres de rame montent dans leurs vaisseaux, ainsi que tous les hommes d'armes. D'un banc à l'autre, on s'encourage sur chaque vaisseau long. Chacun vogue à son rang et, la nuit entière, les chefs de la flotte font croiser toute l'armée navale. La nuit se passe, sans que la flotte grecque tente de sortie furtive. Mais, quand le jour aux blancs coursiers épand sa clarté sur la terre, voici que, sonore, une clameur s'élève du côté des Grecs, modulée comme un hymne, cependant que l'écho des rochers de l'île en répète l'éclat. Et la terreur alors saisit tous lesBarbares, déçus dans leur attente; car ce n'était pas pour fuir que les Grecs entonnaient ce péan solennel, mais bien pour marcher au combat, pleins de valeureuse assurance; et les appels de la trompette embrasaient toute leur ligne. Aussitôt les rames bruyantes, tombant avec ensemble, frappent l'eau profonde en cadence, et tous bientôt apparaissent en pleine vue. L'aile droite, alignée, marchait la première, en bon ordre. Puis la flotte entière se dégage et s'avance, et l'on pouvait alors entendre, tout proche, un immense appel : « Allez, enfants des Grecs, délivrez la patrie, délivrez vos enfants et vos femmes, les sanctuaires des dieux de vos pères et les tombeaux de vos aieux : c'est la lutte suprême ! » Et voici que de notre côté un bourdonnement en langue perse leur répond; ce n'est plus le moment de tarder. Vaisseaux contre vaisseaux heurtent déjà leurs étraves de bronze. Un navire grec a donné le signal de l'abordage : il tranche l'aplustre d'un bâtiment phénicien. Les autres mettent chacun le cap sur un autre adversaire. L'afflux des vaisseaux perses d'abord résistait; mais leur multitude s'amassant dans une passe étroite, où ils ne peuvent se prêter secours et s'abordent les uns les autres en choquant leurs faces de bronze, ils voient se briser l'appareil de leurs rames, et, alors, les trières grecques adroitement les enveloppent, les frappent; les coques se renversent; la mer disparaît toute sous un amas d'épaves, de cadavres sanglants; rivages, écueils sont chargés de morts, et une fuite désordonnée emporte à toutes rames ce qui reste des vaisseaux barbares - tandis que les Grecs, comme s'il s'agissait de thons, de poissons vidés du filet, frappent, assomment, avec des débris de rames, des fragments d'épaves ! Une plainte mêlée de sanglots règne seule sur la mer au large, jusqu'à l'heure où la nuit au sombre visage vient tout arrêter ! Quant à la somme de nos pertes, quand je prendrais dix jours pour en dresser le compte, je ne saurais l'établir. Jamais, sache-le, jamais en un seul jour n'a péri pareil nombre d'hommes.

 

LA REINE. – Hélas ! quel océan de maux a débordé sur les Perses et sur toute la race barbare !

 

LE MESSAGER. - Sache-le bien : ce n'est même pas là la moitié de notre malheur. Un douloureux désastre s'est abattu sur eux, deux fois plus lourd que les maux déjà connus de toi.

 

LA REINE. - Et quel sort plus cruel pourrait-il être encore ? Quel nouveau désastre a, dis-moi, frappé notre armée, pour accroître le poids de nos misères ?

 

LE MESSAGER. - Ceux qui, parmi les Perses, étaient à la fois en pleine vigueur, au premier rang pour le courage, le plus en vue pour la naissance et, auprès du prince, des modèles constants de loyauté, ont succombé honteusement, de la plus ignominieuse mort.

 

LA REINE. – Hélas ! infortunée, quel sort cruel, amis, est donc le mien ! - Mais quelle est la mort dont ils auraient péri ?

 

LE MESSAGER. - Il est, dans les parages en avant de Salamine, une île étroite, sans mouillage, dont, seul, Pan, le dieu des choeurs, hante le rivage marin. C'est là que Xerxès les envoie, afin que, si des naufragés ennemis étaient portés vers l'île, ils eussent à massacrer les Grecs, ici aisés à vaincre, en sauvant les leurs au contraire des courants de la mer. C'était bien mal connaître l'avenir ! Car, dès que le Ciel eut donné la victoire à la flotte des Grecs, ceux-ci, le même jour, ayant cuirassé leurs poitrines d'airain, sautaient hors des vaisseaux et enveloppaient l'île entière, de façon que le Perse ne sût plus où se tourner. Et d'abord des milliers de pierres parties de leurs mains l'accablaient, tandis que, jaillis de la corde de l'arc, des traits portaient la mort dans ses rangs. Enfin bondissant d'un même élan, ils frappent, ils taillent en pièces les corps de ces malheureux, jusqu'à ce qu'à tous ils eussent pris la vie. - Xerxès pousse une longue plainte devant ce gouffre de douleurs. Il avait pris place en un point d'où il découvrait toute l'armée, un tertre élevé près de la plaine marine : il.déchire ses vêtements, lance un sanglot aigu, puis soudain donne un ordre à son armée de terre et se précipite dans une fuite éperdue. - Tel est le désastre qui vient s'ajouter aux autres pour fournir matière à tes gémissements.



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5 septembre 2009 6 05 /09 /septembre /2009 10:57


1. Plutarque semble prendre ici trop sérieusement le mot de César, qui n’était, je crois, qu’une plaisanterie faite à ces étrangers sur les caresses ridicules qu’ils prodiguaient en public à ces animaux. C’était sans doute de leur part une petitesse que César avait raison de blâmer ; mais l’affection pour les animaux n’est pas incompatible avec les sentiments de tendresse qu’on doit aux hommes, lorsque la première se renferme dans de justes bornes, et que l’ordre des devoirs est observé. Plutarque lui-même a dit plus d’une fois que l’affection qu’on porte aux animaux doit être comme un apprentissage de l’attachement qui est dû aux hommes ; il a cité plusieurs traits de fidélité, de reconnaissance et de dévouement de la part d’un grand nombre d’animaux, pour justifier cette espèce d’obligation qui nous impose d’être doux et affectionnés envers eux. On a vu en particulier, dans la vie de Thémistocle, c. XIII, celui du chien de Xanthippe, père de Périclès. Lorsque les Athéniens s’embarquèrent pour Salamine, cet animal suivit à la nage la galère de son maître, et expira en arrivant au rivage : une pareille marque d’attachement et de fidélité méritait bien quelque retour d’affection de la part de Xantippe.


2.
C’est le précepte le plus important que la philosophie puisse donner. On doit l’appliquer non seulement aux choses sérieuses, mais encore aux plaisirs et aux divertissements. L’esprit et le coeur ont besoin d’un aliment journalier ; ils se flétrissent et se dessèchent faute d’une nourriture convenable qui entretienne dans l’un le désir de s’instruire, et dans l’autre le goût de la vertu.


3.
Antisthène, disciple de Socrate, fonda la secte des cyniques. Il disait que la vertu était la plus forte de toutes les armes, la seule qu’on ne pût jamais nous arracher. Il n’est pas étonnant qu’un homme de ce caractère blâmât Isménias d’avoir employé tout son temps et toute son application à bien jouer de la flûte. Antisthène florissait vers la quatre-vingt-dix septième olympiade, trois cent quatre-vingt-onze ans avant J.-C. — Isménias était de Thèbes. La perfection dans un art quelconque n’est sûrement pas un obstacle à la probité, et l’on pourrait en citer plus d’un exemple ; mais cette perfection ne convient qu’à ceux qui font profession de cet art : dans les personnes qui ont un autre état, le désir d’exceller dans les arts d’agrément les distrait infailliblement de leurs devoirs, et les y rend beaucoup moins propres. Aussi Philippe, qui faisait à son fils le reproche de chanter trop bien pour un prince, tomba lui-même dans un défaut semblable. Etant un jour entré en dispute avec un musicien sur les principes de la musique : « A Dieu ne plaise, seigneur, » lui dit le musicien, que vous sachiez cela mieux que moi ! »


4.
Ce jugement peut paraître un peu sévère, quand on se rappelle l’estime dont ces artistes ont joui chez le peuple le plus instruit de toute l’antiquité, et l’admiration qu’ont excitée les deux statues que cite Plutarque, et qui passaient pour des chefs-d’oeuvre inimitables. Le Zeus de Phidias était digne, dit-on, de la majesté du dieu même, et une seule statue de Polyclète était, suivant Pline, liv. XXXIV, c. VIII, vendue cent talents. Ce que Plutarque ajoute sur les poètes semble encore plus rigoureux, après la haute opinion qu’on a eue, dans tous les temps, de la poésie. Tout ce qu’on peut dire pour expliquer ce passage, c’est que Plutarque ne méprise pas absolument cet art sublime et souvent si utile ; il ne le juge ici que par comparaison avec des qualités d’un ordre bien supérieur, la sagesse et la vertu. Auprès d’elles les arts les plus parfaits n’ont qu’un prix médiocre, et ne méritent pas une application qui nous fasse négliger ce qui seul peut nous rendre vraiment estimables et assurer notre bonheur. Socrate avait un talent distingué pour la sculpture ; il avait fait les statues des trois Charites (Grâces) qui étaient dans la citadelle d’Athènes, et qu’on y voyait avec admiration. Cependant il abandonna cet art pour se livrer tout entier à l’étude de la sagesse ; et son exemple fait voir que, si le goût pour les arts d’agrément peut convenir, avec une certaine modération, à l’homme qui veut faire de la vertu sa principale étude, la passion pour ces arts ne saurait subsister avec la pratique de la sagesse.


5.
Il donne le nom de volume à deux vies parallèles, comme celles de Périclès et de Fabius Maximus.


6.
Hérodote, liv. VI, c. CXXXI, fait la généalogie de Périclès. Clisthène, roi de Sicyone, avait une fille unique, nommée Agariste, qu’il maria à Mégaclès, fils d’Alcméon. De ce mariage naquirent deux fils : le premier fut appelé Clisthène comme son grand-père ; le second se nommait Hippocrate. Celui-ci, s’étant marié, eut un fils nommé Mégaclès et une fille nommée Agariste, qui fut mère de Périclès. — La bataille de Mycale en lonie, vis-à-vis l’île de Samos, se donna à pareil jour que celle de Platées, la deuxième année de la soixante-quinzième olympiade, quatre cent soixante-dix-neuf ans avant J.-C., et ne fut ni moins glorieuse ni moins décisive que celle-ci. Plus de quarante mille Perses périrent dans le combat ; un plus grand nombre furent tués en fuyant ou en défendant leurs retranchements ; le reste se sauva en désordre, et ne se crut en sûreté que quand il se vit dans les murs de Sardes. Du côté des Grecs, cette bataille fut plus sanglante que toutes celles qui se livrèrent dans le cours de cette guerre. Pisitrate s’était emparé de la puissance souveraine à Athènes, peu de temps après que Solon eut donné des lois à cette ville. Ses fils, qui lui avaient succédé dans la tyrannie, furent chassés par ce Clisthène, qui réunit le peuple divisé en plusieurs factions, porta les quatre tribus athéniennes jusqu’au nombre de dix, et établit un gouvernement purement démocratique. Voy. Hérodote,liv. V, c. LXVI, et la vie de Solon, c. XXI, et note 54.


7.
C’est-à-dire tête d’oignon marin, que les anciens appelaient schine ou scille, comme Plutarque le dit ensuite.


8.
Poète de la vieille comédie, fort livré à la bonne chère et aux plaisirs. Il était contemporain d’Aristophane, et composa sa dernière pièce, intitulée Pytine, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans, suivant Fabricius, Bibl. gr.


9.
Le mot grec signifie proprement qui rassemble les têtes. C’est une plaisanterie fondée sur une allusion à l’épithète qu’Homère donne à Zeus, qu’il appelle le dieu qui assemble les nuées. Le poète comique voulait faire entendre que la tête de Périclès était si grosse qu’elle semblait faite de l’assemblage de plusieurs. L’allusion était d’autant plus sensible que Périclès, à cause de son éloquence, avait reçu le surnom de Zeus Olympien.


10.
Le terme qui est dans le grec signifie heureux ; mais Cratinos le décompose, et le fait venir de deux mots, dont l’un veut dire tête, et l’autre est une particule qui sert à augmenter et à grossir les objets. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de faire sentir cette allusion dans notre langue. — Téléclidès, dont Plutarque cite tout de suite les vers, était aussi un poète de l’ancienne comédie. L’épithète que ce poète donne à Périclès, fait entendre que sa tête était si grosse, qu’elle ressemblait à une salle où l’on pourrait placer onze lits.


11.
Eupolis, poète de l’ancienne comédie, antérieur à Aristophane, avait fait trente-deux comédies dont il ne reste que des fragments. Il mourut en traversant l’Hellespont, victime, à ce qu’on croit, de la vengeance de quelqu’un de ceux qu’il avait attaqués dans ses pièces.


12.
Ce Damon est vraisemblablement celui dont parle Etienne de Byzance, au mot Oa, et qu’il fait originaire d’Oa, bourg de l’Attique, dans la tribu Pandionide. Il était si grand musicien, qu’il devint dans cet art chef d’une secte à laquelle il donna son nom. Plutarque, dans son traité de la musique, lui attribue l’invention de l’harmonie hypolydienne.


13.
Suivant Plutarque, ibid., ceux qui avaient écrit l’histoire de l’harmonie disaient que l’harmonie myxolydienne avait été inventée par le joueur de flûte Pythoclidès. On sait très peu de chose de ce musicien ; Platon, dans son premier Alcibiade, met un Pythoclidès au nombre des sages ou philosophes qui fréquentaient Périclès ; ce qui porte à croire que c’est le même que celui dont parle Aristote.


14.
Platon, poète de la vieille comédie, joue ici sur le mot Chiron, qui peut être pris pour le nom propre de Chiron, par allusion à l’éducation que ce centaure fit de plusieurs personnages célèbres de la Grèce, ou pour un comparatif qui signifie plus méchant. On peut donc l’expliquer de deux manières : As-tu été le précepteur de Périclès ? ou bien : Es-tu plus méchant que Périclès ? Il a été déjà question de Timon dans la vie de Numa, c. XI.


15.
Anaxagore, de Clazomène, était venu s’établir à Athènes, où il donnait des leçons de philosophie. Il fut le premier des anciens philosophes qui ne donna d’autre principe de la formation du monde, qu’une cause intelligente qui produisait seule tous les êtres. Avant lui, Thalès, Anaximènes, Anaximandre et les autres, admettaient bien cette cause intelligente dans la production de l’univers ; mais ils supposaient aussi d’autres principes secondaires auxquels ils donnaient également le nom de causes ; et c’est ce qui a trompé plusieurs savants modernes, qui ont cru tous ces philosophes matérialistes, et leur ont refusé toute idée d’un être intelligent distinct de la matière. J’ai déjà parlé dans la vie de Plutarque, qui précède la traduction de ses Vies parallèles, de la division qui subsiste entre les savants modernes sur l’idée précise que les sages du paganisme avaient de la Divinité. J’ai dit que les uns font de tous ces philosophes autant d’athées qui ne connaissaient d’autre dieu que la nature, que la matière éternelle, laquelle, s’étant organisée par sa propre force, avait formé les êtres divers qui composent le monde ; que d’autres au contraire sont persuadés que le plus grand nombre de ces philosophes ont admis un dieu intelligent, essentiellement distingué de la matière ; qu’à la vérité, ils ont reconnu comme principes des êtres différentes substances matérielles, telles que l’eau, l’air et le feu ; mais qu’ils n’entendaient par là que le principe passif et secondaire, que la cause matérielle avec laquelle les êtres avaient été formés par la cause première et efficiente, principe unique et universel de tout ce qui existe. C’est à ce dernier sentiment que je me suis attaché, comme au seul admissible ; et entre autres preuves j’ai rapporté, pour confirmer ce sentiment, un passage de Plutarque tiré de son traité sur l’inscription Ei, qui était au temple de Delphes. Ce passage me paraît fait pour décider la question, et pour établir incontestablement que les anciens philosophes ont connu, comme dit saint Paul, par les ouvrages visibles de Dieu, ses perfections invisibles, son éternelle puissance et sa divinité. Le passage d’Anaxagore que je vais transcrire est bien propre à appuyer cette opinion et à la mettre dans le plus grand jour.

« Il est une intelligence infinie, toute-puissante, séparée de toute autre substance, qui subsiste seule et par elle-même... Elle est la plus simple et la plus pure de toutes les substances ; elle a la connaissance la plus étendue et la plus parfaite de toutes choses, avec une puissance sans bornes. L’intelligence connaît toutes les substances qui sont mêlées ensemble et toutes celles qui sont séparées. C’est cette intelligence qui a ordonné et disposé tout ce qui existera un jour et la manière dont tout doit exister. »

Il me paraît impossible de ne pas entendre ce passage important d’un être dont la nature est supérieure à la matière, et en est absolument distinguée par son essence. Anaxagore lui attribue l’infinité, l’autocratie ou la toute-puissance, une séparation parfaite et entière d’avec tous les autres êtres, séparation de nature et d’essence, puisqu’il subsiste seul et par lui-même dans une indépendance absolue. Cette simplicité, cette pureté, cette connaissance infinie de toutes choses, tous les attributs enfin qu’on lui donne, supposent l’être nécessaire, éternel, immuable, qui ne connaît pas la succession des temps, qui seul est, et dont l’existence est l’éternité, comme Plutarque le dit dans ce passage sur l’inscription du temple de Delphes.

Je sais bien que quelques savants modernes ne croient pas que les anciens philosophes aient attaché aux attributs sous lesquels ils se représentent la Divinité les mêmes idées que nous ; et que par les mots de simplicité, de pureté, de séparation des autres substances, ils n’ont pas exprimé la spiritualité, l’immatérialité, telles que nous les concevons ; qu’ils n’ont entendu par là qu’une matière extrêmement subtile, réduite aux principes les plus simples dont elle soit susceptible, qu’un éther extrêmement pur dont les éléments n’étaient sujets à aucune altération.

Je ne disconviendrai pas que telle a pu être en effet la pensée de la plupart des sages du paganisme, et qu’ils n’ont point eu une idée juste et exacte de la spiritualité et des autres attributs de l’Etre suprême. Mais nous-mêmes, avons-nous de cette essence divine, si supérieure à la raison humaine, si inaccessible à nos lumières, des notions bien précises ? Connaissons-nous seulement d’une manière claire l’essence de notre âme ? Pouvons-nous donner de la nature et des qualités de notre esprit des définitions lumineuses et évidentes ? N’est-ce pas plutôt en excluant les attributs qui ne lui conviennent pas, qu’en affirmant ce qu’il est, que nous pouvons parvenir à en faire connaître les opérations ? Faut-il donc s’étonner que les anciens, qui n’ont pas eu, comme nous, des lumières d’un autre ordre que celles de la simple raison, ne se soient pas élevés à l’idée précise, et telle que nous pouvons l’avoir nous-mêmes, de la spiritualité et de l’immatérialité de la nature divine ?

Il suffit pour justifier au moins quelques uns d’entre eux du reproche de matérialisme et d’athéisme qu’ils aient cru à l’existence d’un Etre suprême, d’une cause intelligente, spirituelle, distinguée de la matière, telle que les faibles lumières d’une raison abandonnée à elle-même pouvaient la concevoir. Or c’est une justice qu’on ne peut se dispenser de rendre à quelques philosophes de l’antiquité, et en particulier à Anaxagore. Le témoignage des anciens qui les ont suivis de près, et qui sont des juges bien plus sûrs que nous sur cette matière, puisqu’ils avaient les ouvrages de ces philosophes, et qu’ils pouvaient s’y instruire de leurs véritables sentiments, ne permet, ce me semble, aucun doute à cet égard. Il suffit de lire le passage du traité sur la nature des dieux, dans lequel Cicéron expose la doctrine du philosophe de Clazomène. Anaxagoras primus omnium rerum descriptionem et modum mentis infinitae vi ac ratione designari et confici voluit (I, 2) « Anaxagore est le premier qui ait enseigné que le système et l’arrangement de tous les êtres ont été conçus et exécutés par la force et la sagesse d’un esprit infini. »

« Tout, dit M. Batteux dans son Histoire des causes premières, » p. 377, tout est renfermé dans ce texte précieux. Un esprit infini, mens infinita ; la force et la sagesse, vis ac ratio ; le plan et l’exécution, designari et confici ; les détails et les formes, descriptionem et modum ; l’universalité des êtres, omnium rerum : tout vient de Dieu, tout appartient à Dieu. »

Il serait facile de multiplier les passages des auteurs anciens qui attribuent celte opinion à Anaxagore ; mais ils seraient inutiles après un texte aussi formel que celui de Cicéron. Je me contenterai d’ajouter ici un témoignage éclatant rendu à ce philosophe par un peuple entier, celui d’Athènes, qui, plein d’admiration pour la découverte sublime d’Anaxagore, éleva en son honneur deux autels, l’un à l’Intelligence, l’autre à la Vérité. Il est vrai que cet hommage si flatteur n’empêcha pas le même peuple, comme on l’a vu dans la vie de Périclès, de recevoir avec plaisir la dénonciation qui fut faite contre Anaxagore, comme coupable de ne pas reconnaître l’existence des dieux, et d’enseigner des doctrines nouvelles sur les phénomènes célestes. Mais ces sortes de contradictions ne doivent pas étonner dans une multitude qui, toujours dupe de ses chefs, et n’ayant jamais d’opinion à elle, se laisse emporter à toutes les passions qu’on lui inspire. L’érection de ces deux autels est au moins une preuve incontestable qu’on ne doutait pas à Athènes qu’Anaxagore n’eût reconnu une intelligence suprême, essentiellement différente de la matière, cause efficiente et unique de l’organisation de l’univers.

Mais, comme l’observe M. Batteux dans l’ouvrage que nous avons déjà cité, page 373, « le dogme du philosophe n’était pas encore mûr pour la philosophie : celle-ci ne pouvait y revenir qu’après de longs efforts et de longues erreurs. » L’accusation d’Anaxagore était une leçon pour les philosophes qui vinrent après lui d’être plus préservés dans l’enseignement d’une doctrine qui heurtait les opinions généralement reçues, et le plus grand nombre d’entre eux profitèrent de cet exemple pour envelopper leur doctrine, et la rendre conforme, quant à la manière de l’énoncer, à ce que la multitude faisait profession de croire. Socrate, contemporain d’Anaxagore, quoique plus jeune que lui, ayant eu le courage d’enseigner le dogme déjà établi par ce philosophe, fut condamné à boire la ciguë ; et cette condamnation dut rendre beaucoup plus circonspects les philosophes qui le suivirent. De là vient l’obscurité qui règne dans ceux de leurs ouvrages que le temps a respectés : ils avaient recours, pour indiquer des vérités qu’ils n’osaient présenter ouvertement, à des expressions nouvelles, à des abstractions métaphysiques, inintelligibles au vulgaire, et qui leur ménageaient des moyens faciles d’échapper à l’accusation qu’on eût pu leur faire d’enseigner des doctrines nouvelles.

C’est ce qui accrédita, du temps même de Socrate, le dogme d’une âme universelle, répandue dans toutes les substances dont le monde est composé, et qui est le principe de leur mouvement, de leur activité, des qualités qui les différencient et les séparent ; dogme très ancien, que Pythagore établit plus particulièrement, ce qui l’en fit regarder presque comme l’inventeur. C’est à lui que Cicéron, dans son traité de la nature des dieux, liv. I, c. XI, semble en attribuer la découverte : « Pythagore a dit que Dieu était un esprit répandu et agissant dans toute la nature, et que nos âmes étaient des parcelles de sa substance. » Virgile a développé cette doctrine dans ces beaux vers de ses Géorgiques, liv. IV, vers 221 et suiv. : Deum namque ire per omnes/Terrasque tractusque maris, coelumque profundum ;/Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum. Mais ce système d’une âme universelle n’empêchait pas que les philosophes qui l’enseignaient n’admissent en même temps une cause efficiente, distinguée de la matière, et qui avait, sinon créé (car ils n’avaient pas l’idée d’une création proprement dite), au moins formé et organisé les divers êtres qui entrent dans la composition du monde. Timée de Locres, un de ceux qui firent de ce dogme la base de leur doctrine, et qui essayèrent d’en expliquer l’action et les effets par une voie toute nouvelle, dit qu’il y a une substance divine, pure, inaltérable, intelligente, qui embrasse le corps du monde, et une âme distribuée dans ce corps par une extension continue et proportionnelle de sa substance, laquelle exécute les ordres généraux de la suprême Intelligence ; comme on voit l’âme de l’homme exercer, sous les directions générales de la Providence, ses différentes fonctions, selon les organes du corps qu’elle anime. Il y avait donc dans la nature, suivant ce philosophe, deux principes, l’un se portant au bien avec connaissance et par choix, nommé à juste titre Intelligence et Amour ; l’autre, ne s’y prêtant que par force, nommé Haine ou Nécessité : l’un principe d’union et d’ordre, appelant les parties à la composition régulière d’un tout ; l’autre, principe de désunion et de désordre, minant sans cesse les individus pour les rompre et les dissoudre ; formant tous deux ensemble cette loi suprême et inexplicable appelée Destin, douce violence mêlée de contrainte et de persuasion. C’est ainsi que M. Batteux, ibid., p. 272-274, a exposé la doctrine du philosophe de Locres.

Platon a adopté les idées de Timée, dont il a développé la doctrine obscure dans un commentaire plus obsur encore, où il a changé les expressions employées par ce philosophe, et substitué aux termes Intelligence et Nécessité, qui dans celui-ci désignent les deux causes principales de l’organisation du monde, ceux d’Être toujours le même, et d’Etre toujours autre. Le premier de ces deux êtres ou de ces deux principes est celui en qui résident essentiellement et immuablement la sagesse, l’ordre, la puissance, la raison suprême, la cause de toute perfection et de toute beauté. L’être toujours autre est un être sans qualité, sans forme, indifférent à toutes les manières d’être ; c’est la matière. Il est impossible de ne pas reconnaître dans l’être toujours le même l’idée active et substantielle de Dieu même, qui tend, par son activité intelligente, à soumettre à l’ordre et à l’unité de dessein, à réunir sous une forme régulière les parties désordonnées de l’autre principe. L’être toujours autre, étant fait pour contraster symétriquement avec l’essence toujours la même, ne peut être qu’un principe de trouble, de discorde et de corruption, qui tend sans cesse à la destruction et à la mort, comme l’essence contraire tend à la génération et à la vie. C’est ainsi que Plutarque l’explique dans son Commentaire sur le Timée de Platon, dans ses OEuvres morales, et qui a pour objet d’expliquer la création de l’âme du monde. — Voyez aussi M. Batteux, dans son Histoire des causes premières, page 275-278.

Après de telles autorités, on peut être surpris que des personnes instruites soutiennent que tous les anciens philosophes, sans excepception, ont été matérialistes et athées ; qu’ils n’ont point reconnu un être intelligent, séparé par essence de la matière, cause première et unique de toutes les substances créées. Il serait bien étonnant qu’une vérité qui est encore plus de sentiment que d’intelligence, en faveur de laquelle notre coeur réclame avec tant de force, qui est écrite en traits de feu dans le tableau des cieux, et que toute la nature annonce avec tant d’éclat ; qu’une telle vérité eût été entièrement méconnue par des hommes à qui l’on ne peut refuser des lumières, et qui, pendant tant de siècles, ont fait les plus grands efforts pour parvenir à connaître les causes premières et efficientes de la formation de l’univers. Les passions, l’intérêt et la crainte ont pu ou obscurcir en eux les vérités que leurs réflexions leur avaient fait découvrir, ou les obliger d’en affaiblir l’enseignement ; mais puisque, selon saint Paul, ils ont retenu la vérité captive, ils la connaissaient donc, et l’injustice qui la leur a fait dissimuler rend leur silence inexcusable.

Une nouvelle preuve que j’ajouterai à ce que j’ai déjà dit, c’est la connaissance générale qu’ils ont eue de la spiritualité et de l’immortalité de notre âme. Cicéron, qui, dans ses ouvrages philosophiques, nous représente les opinions des philosophes de la Grèce, dont il avait étudié avec soin la doctrine, s’explique sur ce point de la manière la plus forte et la plus précise. « A moins, dit-il, que nous ne soyons d’une ignorance crasse en physique, nous ne pouvons douter que notre âme ne soit un être simple, exempt de tout mélange, de toute concrétion, de toute union et association de parties ; que par conséquent elle ne puisse être ni divisée, ni séparée, ni partagée ; et par une suite nécessaire, qu’elle ne soit immortelle, puisque la mort n’est que la séparation des parties qui étaient unies entre elles. » Tusculanes, liv. I, c. xxix. Une idée si juste de la nature de notre âme pouvait-elle être séparée de la connaissance des attributs de Dieu ? et n’est-ce pas faire injustice à ces philosophes que de les accuser d’athéisme ?


16.
Ion était un poète tragique de l’île de Chio, et contemporain de Périclès. Aucune de ses tragédies n’est parvenue jusqu’à nous ; il ne nous reste que quelques fragments de ses Élégies.


17.
Les anciens poètes tragiques faisaient jouer ordinairement, dans les jeux où ils disputaient le prix de leur art, quatre pièces dramatiques comprises sous le nom général de tétralogies, et dont la dernière était toujours une tragédie satirique, dans laquelle on voyait figurer, avec les rois et les héros, des satyres dont le rôle plaisant et bouffon contrastait avec la dignité des autres personnages. Il ne nous reste, de ces pièces satiriques que le Cyclope d’Euripide. C’est à cet usage que Plutarque fait ici allusion.


18.
Ce Thucydide, que nous verrons, dans la suite de cette vie, opposé par les nobles à Périclès, lorsque celui-ci se fut ouvertement déclaré pour le parti populaire, était différent de l’historien qui a écrit la Guerre du Péloponnèse : ce dernier était fils d’Olore, et l’autre de Mélésias.


19.
Nous dirions aujourd’hui le son des trompettes et des tambours ; les Grecs se sont servis quelquefois de bassins d’airain pour donner les signaux dans les armées, et les Romains les employaient pour appeler les athlètes aux exercices du gymnase, comme on le voit par un passage de Cicéron, dans le second livre De l’orateur, c. III « Dans ce temps-ci, dit-il, quoique tous les gymnases soient remplis de philosophes, cependant leurs auditeurs aiment mieux entendre le son du disque que la voix d’un sage. Si au milieu d’un discours le bruit de cet instrument vient frapper leurs oreilles, à l’instant ils abandonnent un philosophe qui traite des matières les plus sérieuses et les plus importantes, pour aller se faire frotter d’huile. » Les disques étaient aussi en usage dans les tribunaux pour les jugements, comme on le voit dans Pollux, liv. X, c. LXI ; mais on ne sait pas précisément à quoi ils servaient.


20.
Il n’était établi que contre ceux dont on craignait le crédit.


21.
Chez les anciens, le repas finissait par des libations ; quand elles étaient faites, on recommençait à boire et à s’entretenir, assez longtemps, sur différentes sortes de sujets, suivant le caractère et le goût des convives. Les Banquets de Platon et de Xénophon, les Propos de table de Plutarque, sont des résultats de ces conversations.


22. C’était un vaisseau sacré qu’on n’employait que dans des occasions extraordinaires, comme celle d’envoyer chercher des généraux pour leur faire leur procès ; nous en voyons un exemple dans la vie d’Alcibiade. Critolaos, philosophe péripatéticien, fut, du temps de Caton le censeur, l’an de Rome cent quatre-vingt-dix-huit, député vers le sénat avec Diogène le stoïque et Carnéade l’académicien. Il en est fort question dans la vie de ce Romain.


23.
Ce passage est tiré du huitième livre de la République de Platon, où ce philosophe fait voir comment l’abus du gouvernement populaire amène toujours la tyrannie.


24.
Ces images, d’une hardiesse poétique, représentent au naturel les excès dont une populace effrénée est capable. L’Eubée, aujourd’hui Négrepont, est une île qu’un bras de mer fort étroit sépare de l’Attique, dont elle était le grenier. Les îles sont celles de la mer Egée, qui la plupart furent assujetties par les Athéniens avant et pendant la guerre du Péloponnèse, et soumises à de dures exactions, quoiqu’elles contribuassent beaucoup au commerce et à la richesse d’Athènes.


25.
Expression heureuse, et qui méritait d’être conservée. Les idées et les images empruntées de la physique sont comme des couleurs qui relèvent les raisonnements qu’on emploie dans le discours, et qui en tempèrent la sécheresse.


26.
C’est à la fin de son Phèdre. Platon y établit que pour être véritablement éloquent, il faut joindre à des dispositions heureuses une connaissance générale de la nature, qui n’est pas moins nécessaire pour être excellent médecin, ce qu’il prouve par un passage d’Hippocrate, dans son traité de la nature humaine. Platon cite également l’étude que Périclès avait faite de la physique et des autres branches de la philosophie, pour fortifier et enrichir son éloquence.


27.
Ce que dit ici Plutarque semble contredire Suidas, qui avance que Périclès fut le premier qui écrivit ses discours avant de les prononcer, au lieu que les autres orateurs parlaient sur-le-champ ; cette prière ne convient qu’à un orateur qui parle sans préparation. Quintilien lui en attribue une autre plus politique : il assure que Périclès demandait aux dieux de ne rien dire qui ne fût agréable au peuple. Il paraît, d’après cet endroit de Plutarque, que les harangues qu’on avait de son temps sous le nom de Périclès passaient pour des ouvrages supposés : aussi Quintilien ne trouvait-il pas qu’elles répondent à la haute réputation d’éloquence que Périclès avait eue. Ceux que nous avons dans Thucydide soutiendraient cette réputation ; mais ils sont l’ouvrage de cet historien, qui a seulement tâché de rendre le mieux qu’il lui était possible le caractère de l’éloquence de ce célèbre Athénien. — Egine, île du golfe Saronique, semblait, par son commerce florissant et par sa puissance, offusquer la gloire du Pirée, en face duquel elle était située.


28.
Lorsque Périclès prit cette île.


29.
Thémisiocle, comme on l’a vu dans sa vie, avait engagé les Athéniens à appliquer l’argent qu’on retirait des mines de Laurium à la construction de galères ; et cet emploi utile des revenus publics avait inspiré le goût du travail et de l’application. Périclès, en distribuant de l’argent au petit peuple pour assister aux spectacles et pour remplir les fonctions publiques, mérita le reproche de l’avoir rendu paresseux, de lui avoir inspiré le goût des plaisirs, et surtout d’avoir donné à une populace ignorante et grossière une influence funeste dans le gouvernement.


30.
Ios était une des îles Sporades, dans la mer Egée, où l’on dit qu’Homère fut enterré. Quelques savants ont corrigé ce mot et ont écrit Oathen, du bourg d’Oa, un des bourgs de l’Attique où ce Démonidès était né.


31.
Il fallait avoir passé par quelqu’une de ces charges pour monter au conseil de l’aréopage. Comme ce conseil faisait la principale force des nobles, Périclès s’attacha à lui ôter sa puissance et son autorité.


32.
En Béotie, entre les fleuves Isménos et Asopos.


33.
Ils obtinrent pour cela un ordre du conseil.


34.
Nous voyons dans la vie de Cimon qu’ils étaient au nombre de cent ; que Cimon, en quittant l’armée, les conjura de faire dans les combats les plus grands efforts de bravoure, pour se justifier des soupçons injustes qu’on avait conçus contre eux. Ils trouvèrent le moyen de combattre comme en présence de Cimon, quoiqu’il fut absent, et obéirent fidèlement aux ordres qu’il leur avait laissés.


35.
Idoménée de Lampsaque, disciple d’Épicure, avait écrit, suivant Diogène Laërce, liv. II, seg. XX, l’Histoire des disciples de Socrate, et celle de Samothrace. Voyez Vossius De hist. graec., liv. I, c. XI. Le récit de cet historien sur le meurtre d’Éphialtès par Périclès est sans vraisemblance ; et le témoignage d’Aristote, qui lui est contraire, mérite bien plus de confiance.


36.
Au siège de Citium, ville de Chypre.


37.
Amyot l’a fait à tort beau-père de Cimon.


38.
Les Bisaltes habitaient une contrée de la Macédoine appelée Bisaltie, aux confins de la Thrace. Étant tout à l’est du fleuve Strymon, il semble qu’elle devrait être mise constamment au nombre des contrées de Macédoine ; mais comme cette rivière n’a pas toujours été la borne des deux royaumes, la Bisaltie a été comprise tantôt dans la Macédoine et tantôt dans la Thrace. Voyez l’Hérodote de M. Larcher, tome VII, p. 58. — L’ancienne Sybaris, ville de la grande Grèce en Italie, fut, suivant Plutarque, dans son traité sur les délais de la justice divine, détruite trois fois : rebâtie en dernier lieu, non pas au même endroit, mais à une petite distance, elle prit le nom de Thurium.


39.
Tout l’argent que les villes de Grèce consignaient chaque année pour faire la guerre aux Mèdes, et celui qu’on tirait des impôts, était déposé dans le temple d’Apollon à Délos, sous la garde de trésoriers nommés par les Grecs. Les Athéniens firent transporter ce trésor à Athènes, et Périclès en employa la plus grande partie en édifices publics.


40.
C’est le temple d’Athéna, appelé Parthénon, que les ennemis de Périclès désignent ici. Il avait en effet coûté mille talents.


41.
Plutarqne met les charrons parmi ceux qui amènent les matériaux destinés à ces édifices, et les place même avant les voituriers et les charretiers ; il y compte aussi les cordiers. Je ne vois pas comment les charrons et les cordiers auraient été employés ou préposés à la conduite de ces matériaux. J’ai donc cru, pour une plus grande exactitude, devoir distinguer ces deux emplois, que Plutarque a pu confondre par distraction ; peut-être aussi y a-t-il eu quelques mots d’oubliés dans le texte.


42.
Plutarque exprime ici, sous les métaphores les plus agréables, ce qui fait le caractère de la perfection dans les ouvrages de goût. Il faut que la main du temps, qui imprime à toutes les productions ordinaires les rides de la caducité, leur conserve cette fleur de jeunesse qu’entretient en eux un esprit vivifiant et inaltérable ; il faut que, par un contraste merveilleux et dont le secret est révélé à peu de personnes, ils aient à leur naissance ces formes belles et majestueuses qui caractérisent l’antique, et qu’après une longue suite d’années ils conservent encore cet air de fraîcheur et de nouveauté qui est le partage de la jeunesse.


43.
Ce temple, consacré à Athéna sous le nom de Parthénon ou temple de la Vierge, était surnommé Hécatompède, non qu’il eût cent pieds en tous sens, comme on l’a cru mal à propos, mais parce que sa façade avait cette longueur : car on voit par ses ruines magnifiques, qui existent encore, qu’il avait plus de deux cents pieds de long et soixante-cinq pieds de haut. Il était dans la citadelle d’Athènes. On en trouve le dessin dans l’atlas qui accompagne le Voyage d’Anacharsis. Après plus de deux mille ans, disent les éditeurs d’Amyot, on admire encore jusque dans ses ruines l’élégance des proportions, la beauté des bas-reliefs et la blancheur du marbre. Voyez les Ruines des plus beaux monuments de la Grèce, par M. Le Roy, tome I, p. 8 et 30, 2e édit.


44.
Cet édifice, disent les éditeurs d’Amyot, est remarquable par les deux étages de colonnes, tels qu’on en voit encore à Paestum ou Posidonia dans les beaux temples faits sur le modèle de ceux d’Athènes. La lanterne ou la coupole mérite aussi une attention particulière. Dès le temps de Périclès, l’architecture connaissait les grands moyens de décoration.


45.
Elle avait, suivant les mêmes éditeurs, quarante stades ou cinq milles de longueur, et quarante coudées de hauteur ; elle était si large, que deux chariots pouvaient y passer de front. Elle embrassait le Pirée, et le joignait à la ville d’Athènes. Socrate en parle dans le Gorgias de Platon, et il l’appelle la muraille du milieu.


46.
La commodité du lieu faisait que les poètes et les musiciens s’y assemblaient pour y réciter ou chanter leurs ouvrages ; et cette dernière destination fit donner à cet édifice, qui existe encore, le nom d’Odéon, d’un verbe grec qui signifie chanter. On y tenait aussi le marché au blé, et c’était là que se discutaient toutes les affaires qui regardaient les blés, et tous les procès pour les aliments qui étaient dus. Le comble de cet édifice, soutenu par des colonnes de pierre ou de marbre, avait été construit, selon Vitruve, liv. V, c. IX, du produit des antennes et des mâts enlevés aux vaisseaux des Perses, et sa forme imitait celle de la tente de Xerxès, comme Plutarque vient de le dire. L’Odéon fut brûlé au siège d’Athènes par Sylla, suivant Appien, Guerre de Mithridate, et réparé bientôt après par Ariobarzane, roi de Cappadoce. Les Propylées étaient les magnifiques vestibules de l’Acropole ou citadelle. Voyez, sur la fête des Panathénées, ce qui en a été dit dans la vie de Thésée, c. XXII.


47.
C’était la plante nommée parthénium, aujourd’hui la camomille puante ou la matricaire. Pline, liv. XXII, c. XVII, rapporte aussi cette guérison miraculeuse, et dit que ce fut de là que cette plante prit le nom de parthénium, virginale, et fut consacrée à Athéna, déesse vierge. Périclès fit faire aussi la statue de cet esclave, qui représentait un jeune homme soufflant à pleines joues sur des charbons : on l’appelait le splan chnoptès, qui fait rôtir des entrailles. Cette statue célèbre, dit le même auteur, liv. XXXIV, c. VIII, était l’ouvrage de Stipas le Cyprien.


48.
Qui donne la santé.


49.
Cette statue, un des chefs-d’oeuvre de Phidias, était d’or et d’ivoire. Pausanias, liv. Ier, c. XXIV, nous en a conservé la description. La déesse était debout et vêtue d’une tunique qui lui descendait jusqu’aux talons. Sur le devant de son égide et de sa cuirasse étaient la tête de Méduse et la Victoire. Elle tenait une pique et avait à ses pieds son bouclier et un dragon qu’on croyait étre Erichthonios. Sur le milieu de son casque était représenté le sphinx, et aux deux côtés deux griffons. On doit juger de la hauteur de cette statue par la grandeur de la Victoire qu’elle avait sur son égide, laquelle était d’environ quatre coudées, et par les quarante talents pesant d’or qu’on y avait employés, suivant Thucydide, liv. II, c. XIII. Pausanias parle aussi d’Athéna Hygiée. Près de la statue de Déitrephès, dit-il, c. XXIII, on voit la statue de la Santé, qu’on dit fille d’Asclépios, et celle d’Athéna Hygiée ou Salutaire. Si Plutarque observe que le nom de Phidias était gravé sur le piédestal, c’est qu’il était défendu sous peine de mort aux artistes d’inscrire leur nom sur leurs ouvrages. On dit que le statuaire Myron avait gravé son nom en très petites lettres dans l’intérieur de la cuisse de sa célèbre génisse, ce qui ajoutait un très grand prix à cet ouvrage.


50.
Les paons étaient alors des oiseaux rares et estimés. On voit par la satire seconde du second livre des Satires d’Horace combien de son temps même ils étaient recherchés à Rome. Plutarque observe à ce sujet, avec raison, qu’on ne doit pas ajouter foi aux railleries et aux médisances de ceux qui font métier de médire, et qui sacrifieraient à cette basse manie la réputation des plus honnêtes gens plutôt que de perdre un bon mot. Ce que notre historien ajoute plus bas de l’offre que fit Périclès de se charger seul de la dépense qu’avaient coûté les édifices publics d’Athènes ne peut guère se concilier avec ce qu’il dira bientôt que Périclès n’avait pas augmenté d’une seule drachme, pendant son administration, les biens que son père lui avait laissés : car il paraît par Thucydide, liv. II c. XIII, que le trésor des Athéniens était de neuf mille sept cents talents, environ quarante-sept millions et demi, et que Périclès en avait dépensé pour ces édifices trois mille sept cents, c’est-à-dire environ dix-huit millions cinq cent mille livres. Comment donc pouvait-il prendre un engagement si fort au-dessus de sa fortune ? Il comptait bien apparemment que le peuple ne lui céderait pas un pareil honneur, et il voulait par là le forcer à lui allouer ses dépenses. M. Gillies, dans son Histoire de l’ancienne Grèce, tome III, page 14 de la traduction française, observe qn’avec la somme que Périclès dépensa pour ces édifices il aurait pu commander autant de travaux qu’avec cent cinquante ou quatre-vingts mil-lions de notre monnaie dans le siècle présent.


51.
Dans son Phèdre, tome III, p. 270.


52.
Liv. II, c. LXV.


53.
Ils les comparaient aux gardes qu’on avait donnés à Pisistrate, lorsqu’il feignit d’avoir été attaqué par ses ennemis, et dont il se servit pour usurper la tyrannie. — Voyez la vie de Solon, c. XLI.


54.
C’était la coutume de se couvrir la tête, quand on voulait se donner la mort. On en voit un exemple dans la satire troisième du second livre d’Horace, vers 37, où Damasippe dit qu’ayant ruiné ses affaires, il allait se jeter, la tête couverte, dans la rivière, lorsque le philosophe Stertinius l’en détourna. Au reste, Diogène Laërce, dans la vie d’Anaxagore, liv. II, seg. VI, dit que ce philosophe donna ses terres à ses parents.


55.
Le véritable but de Périclès était de faire reconnaître Athènes comme la première ville, et, pour ainsi dire, la capitale de toute la Grèce ; et c’est sous ce rapport que Plutarque regarde ce décret comme une marque de l’élévation d’esprit et de la magnanimité de Périclès.


56.
Ce peuple avait pénétré les vues secrètes de Périclès ; et il se garda bien de céder un si grand honneur aux Athéniens, qu’il regardait comme ses rivaux, et qui auraient bientôt profité de l’ascendant que leur aurait donne cette reconnaissance tacite de leur suprématie pour établir leur domination sur tout le reste de la Grèce.


57.
Il avait ravagé le Péloponnèse, brûlé les vaisseaux des Carthaginois, battu les troupes de Sicyone, et pris la ville de Chalcis sur les Corinthiens. Il perdit ensuite la bataille de Coronée contre les Lacédémoniens, la deuxième année de la quatre-vingt-troisième olympiade, quatre cent quarante-cinq ans avant J.-C, plus de vingt ans avant la mort de Périclès. Xénophon combattit auprès d’Agésilas dans cette fameuse journée, l’une des plus mémorables de ce temps-là, au rapport de cet historien, Liv. IV de son Histoire, et de son Discours sur Agésilas.

58. Il n’y avait d’Athéniens que ces mille volontaires ; les autres troupes étaient des alliés.


59.
C’est l’entrée de la Chersonèse de Thrace, qui appartenait aux Athéniens, comme on le voit dans Hérodote, Liv. VI, c. XXXVI. C’est aujourd’hui la Crimée, défendue par la forteresse de Perekop.


60.
La ville d’OEnée était dans l’Acarnamie. Périclès en fit le siège, mais il ne put s’en rendre maître. Cette course dans le Péloponnèse eut lieu la dernière année de la quatre-vingt-unième olympiade, suivant Thucydide, Liv. I, c. CXI.


61.
Sinope, ville de la Paphlagonie, sur les bords du Pont-Euxin, aujourd’hui la mer Noire, était une colonie de Milet.


62.
Ce tyran est inconnu.


63.
Thucydide, liv. II de son Histoire, c. CIX, dit que les Athéniens avaient été maîtres de l’Egypte : ils venaient d’en être chassés par Mégabyse, lieutenant d’Artaxerxe, la première année de la quatre-vingtième olympiade.


64.
Quinze ou seize ans après la mort de Périclès.


65.
On lui donna ce nom, parce qu’elle eut pour motif le temple d’Apollon à Delphes. Il y en eut une autre du même nom, et beaucoup plus célèbre, du temps de Philippe de Macédoine.


66.
Ce loup d’airain avait été consacré par les habitants de Delphes, et placé à côté du grand autel. Voici à quelle occasion. Un voleur, après avoir pillé le trésor de leur temple, alla se cacher dans le plus épais de la forêt du mont Parnasse. Un loup, l’ayant rencontré, se jeta sur lui et le tua. Depuis, cet animal allait tous les jours dans la ville de Delphes, où il poussait des hurlements affreux. Les Del-phiens, frappés de ses courses réitérées, crurent y reconnaître quelque avertissement que les dieux leur donnaient. Ils suivirent donc le loup, qui les mena jusqu’au lieu où était le cadavre, auprès duquel ils trouvèrent tout l’argent qui avait été volé ; et pour conserver la mémoire de ce prodige, ils consacrèrent un loup d’airain dans leur temple. D’autres, rejetant cette tradition fabuleuse, croient tout simplement qu’il y avait été placé par les Delphiens pour marquer un des attributs d’Apollon, qui était appelé l’exterminateur des loups. — Voyez Pausanias, liv. X, c. XIV.


67.
Thucydide, qui place cette expédition quatorze ans avant le commencement de la guerre du Péloponnèse, dit que Plistonax fut banni, parce qu’on crut qu’il s’était laissé corrompre à prix d’argent pour faire cette retraite. — Voyez, liv. II, c. xxi.


68.
Qui nourrissent des chevaux.


69.
Cinq ans après.


70.
Socrate et Platon.


71.
C’est-à-dire qu’elle descendait de ces anciens Ioniens envoyés en colonie dans la partie de l’Asie mineure qui prit d’eux le nom d’Ionie. Cette femme dut à sa grande beauté de régner en Thessalie ; mais elle périt misérablement, et fut tuée par un de ses amants.


72.
C’est l’orateur Athénien rival de Démosthène.


73.
On ne connaît que deux Lysiclès qui aient joué un rôle considérable à Athènes. Le premier fut envoyé avec douze vaisseaux afin de ramasser l’argent qui était nécessaire pour continuer le siège de Mitylène ; il fut tué dans ce voyage par les Cariens. Mais ce ne peut être celui dont parlait Eschine, puisqu’il périt un an après la mort de Périclès, et que, dans un si court intervalle, il n’avait pas eu le temps de former d’assez grands rapports avec Aspasie pour devenir un personnage si considérable. Le second fut celui que les Athéniens firent mourir pour avoir été la principale cause du désastre de Chéronée, comme on le voit dans le seizième livre de Diodore de Sicile, c. LXXXVIII, où cet historien nous a conservé uu fragment du discours que l’orateur Lycurgue prononça contre ce général, et qui échauffa tellement les esprits des Athéniens, que, sans donner à Lycurgue le temps d’achever, ils prononcèrent l’arrêt de mort contre Lysiclès, et sur-le-champ l’envoyèrent au supplice. Si c’était ce dernier Lysiclès dont il est question dans Plutarque, il faudrait qu’Aspasie eût survécu bien longtemps à Périclès : car la bataille de Chéronée se donna la troisième année de la cent dixième olympiade, plus de quatre-vingt-dix ans après la mort de Périclès.


74.
Le Ménexène est écrit, en général, sur un ton de plaisanterie. Socrate, en approuvant la coutume de louer publiquement ceux qui étaient morts en combattant pour leur patrie, y raille finement la vanité des Athéniens, dont les louanges remplissaient plus de la moitié de ces oraisons funèbres, qui par là étaient beaucoup moins l’éloge des morts que celui des vivants. Ce dialogue est plein de traits d’une satire fine et délicate. Platon y dit en propres termes qu’Aspasie avait formé un grand nombre d’orateurs.


75.
Aspasie, étant de Milet, devait naturellement se déclarer pour sa patrie. La vérité est que les Milésiens envoyèrent à Athènes des ambassadeurs pour parler contre Samos, et quelques Samiens mal intentionnés se joignirent à cette députation. Il n’en fallait pas davantage pour engager les Athéniens à aller changer dans Samos un gouvernement qui leur était suspect, et qui favorisait les Perses. Voyez Thucydide, Liv. I, c. CXV. Mais on a voulu donner à cette guerre si fameuse des motifs qui répondent bien peu à son importance. Nous verrons plus bas que les poètes comiques, échos des bruits populaires, disaient qu’elle avait eu pour motif secret le ressentiment de cette courtisane offensée par quelques jeunes gens de Mégare, et que Périclès avait vengée par un décret sévère qu’il fit porter contre les Mégariens ; décret qui, en excitant de leur part les plaintes les plus vives, fit entrer dans leur querelle plusieurs peuples de la Grèce. D’autres ont prétendu que Périclès ne suscita cette guerre que pour se tirer de l’embarras de rendre ses comptes, et on suppose que ce fut Alcibiade qui lui en donna le conseil, comme nous le verrons dans sa vie. Mais cette anecdote si peu vraisemblable en soi, et indigne d’un homme tel que Périclès, que sa conduite mit à l’abri de tout reproche tant qu’il fut à la tête des affaires, cette anecdote, dis-je, est démentie par Thucydide, liv. II, c. LXV. Le témoignage de cet historien impartial ne doit laisser aucun doute à cet égard. L’obstination de Périclès à ne vouloir pas révoquer le décret qu’il avait fait porter contre les Mégariens put bien hâter le moment de cette guerre. Mais ses vraies causes furent l’orgueil qu’inspirèrent aux Athéniens leurs grands exploits dans les guerres médiques, l’abus qu’ils firent de leur prééminence sur le reste de la Grèce, qui en avait été le fruit ; enfin la jalousie de Sparte, qui, n’ayant pu voir tranquillement passer en d’autres mains un empire qu’elle avait si longtemps exercé sans concurrence, réveilla celle des autres peuples, suscita partout des ennemis aux Athéniens, dont la conduite avait excité un mécontentement général, et amena enfin cette guerre fameuse, qui dura vingt-huit ans. — Prienne, qui occasiona la guerre contre Samos, était entre cette dernière ville et celle de Milet.


76.
Ceux qui gouvernaient dans Samos tenaient le parti des Perses. Pissouthnès, qui commandait pour ce roi dans Sardis, devait donc favoriser les Samiens. Les dix mille pièces qu’il offrit à Périclès, et qui étaient vraisemblablement des dariques, devaient faire environ deux cent vingt-cinq mille livres de notre monnaie. Quand Périclès fut maître de Samos, afin d’assurer le gouvernement populaire qu’il y avait établi, il mit une garnison dans la ville, ce que Plutarque ne dit pas. — Voyez Thucydide, liv. I, c. CXV.


77.
Une des Sporades, en face de Samos.


78.
C’est-à-dire qui portaient des troupes de débarquement.


79.
Il y avait quarante vaisseaux d’Athènes et vingt-cinq de Chio et de Lesbos. Ibid., c. 116.


80.
La mer Méditerranée.


81.
Mélissos, disciple de Xénophane et de Parménide, deux des chefs de l’école éléatique, enseignait que l’univers est infini, immuable, immobile, unique, semblable à lui-même, et que tous ses espaces sont remplis ; il n’admettait ni mouvement réel, ni génération, ni corruption. Diogène Laërce, dans la vie de ce philosophe, liv. IX, seg. XXIV, parle aussi de ses exploits comme général des Samiens.


82.
Thucydide ne dit rien de ces barbaries réciproques. — La chouette était l’oiseau d’Athéna ; on la voit sur un grand nombre de médailles athéniennes.


83.
Il durait depuis neuf mois.


84.
L’usage d’employer la fève blanche comme un signe favorable est antérieur à Périclès ; on le trouve établi fort anciennement dans les tribunaux pour absoudre les accusés.


85.
Qu’on porte de côté et d’autre.


86.
Ces vers ont été conservés par Athénée, liv. XII, c. IX. Les voici tels qu’ils ont été traduits par M. Dacier : « La blonde Eurypile a du goût pour Artémon, qui se fait porter dans sa chaise. Auparavant cet homme portait un habit fort étroit ; il n’avait que des sabots, et pour manteau il était réduit à un vieux cuir de boeuf qui avait servi longtemps à couvrir un méchant bouclier ; il ne voyait que des gens de néant, des hommes vicieux, avec lesquels il menait une vie très débordée, qui l’a souvent fait mettre au pilori, et plus souvent encore lui a fait donner les étrivières, arracher la barbe et les cheveux. Mais présentement ce fils d’esclave ne va que sur un char magnifique ; il est tout éclatant d’or, et, comme les femmes les plus délicates, il fait porter au-dessus de sa tête un parasol d’ivoire. » Il n’est pas possible que l’Artémon dont parle ce poète soit le même que celui de Plutarque, lequel a vécu environ cent cinquante ans après le premier. Il est singulier, d’un autre côté, qu’il y ait eu deux hommes du même nom, avec le mère défaut corporel et le même caractère. On peut soupçonner que celui du siège de Samos n’avait de commun avec l’autre que le nom, et que Plutarque aura attribué à celui-ci ce qui convenait à l’autre. Il est difficile de croire qu’un homme qui avait assez de génie pour inventer des machines de guerre, et qui en suivait les opérations avec tant d’application, ait mené une vie aussi licencieuse et aussi vile que celui dont Anacréon a tracé le portrait.


87.
Cet historien vivait du temps de Ptolémée Philadelphe. Il avait fait un traité sur la tragédie, L‘Histoire de Libye, celle d’Agathocle de Syracuse, celle des Macédoniens ou des Grecs, et un livre des limites des Samiens. Cicéron, liv. VI, ad Attic., ép. 1, dit de lui qu’il était historien exact ; ce témoignage ne s’accorde pas avec le jugement que Plutarque en porte, en l’accusant de sacrifier la vérité à sa passion, et de tomber dans des exagérations romanesques, vice si contraire à l’exactitude de l’histoire. — Voyez Vossius, De hist. Graec., liv. I, c. XV.


88.
Il ne faut pas confondre cette oraison funèbre que Périclès prononça pour louer ceux qui avaient été tués au siège de Samos avec l’éloge qu’il fit de ceux qui périrent au commencement de la guerre du Péloponnèse, et que Thucydide nous a conservé dans le second livre de, son histoire, c. XXXV—XLVI. Il prononça la première la quatrième année de la quatre-vingt-quatrième olympiade ; et la dernière ne le fut que la seconde année de la quatre-vingt-septième. C’était au sénat de l’aréopage qu’appartenait le choix de l’orateur qui devait faire ces sortes de discours, et c’est un témoignage bien honorable pour Périclès, que d’avoir été choisi deux fois de suite dans des occasions si importantes, qui demandaient une éloquence forte et persuasive pour soutenir et encourager les Athéniens.


89.
Ce fut cinq ans après la prise de Samos, et la première année de la quatre-vingt-sixième olympiade. La guerre du Péloponnèse commença la première année de la quatre-vingt-septième olympiade, près de dix ans après celle de Samos.


90.
Les habitants de Corcyre, aujourd’hui Corfou, étaient, après les Athéniens, le peuple qui eut les plus grandes forces maritimes. D’ailleurs, cette île était très bien située pour favoriser les desseins des Athéniens sur l’Italie et sur la Sicile. Les Corcyréens avaient envoyé à Athènes demander du secours contre les Corinthiens, qui, de leur côté, en avaient aussi fait demander. Si Périclès n’envoya dans cette occasion que dix vaisseaux au secours des Corcyréens, ce ne fut pas, comme le dit Plutarque, dans la vue de perdre le général qu’il chargeait de cette expédition. Thucydide, plus croyable que les auteurs suivis par notre historien, écrit que Périclès, en faisant partir ces dix vaisseaux, leur avait donné ordre de n’attaquer les Corinthiens que dans le cas où ils voudraient faire une descente dans Corcyre, ou sur les terres qui dépendaient de cette ville. Son but était de les laisser se battre sur mer, sans se mêler de leurs querelles, afin qu’ils se ruinent réciproquement ; et que, ces deux peuples s’étant affaiblis l’un par l’autre, les Athéniens en aient meilleur marché dans les guerres qu’ils pourraient avoir contre eux dans la suite. D’ailleurs Lacédémonios, fils de Cimon, ne fut pas le seul chef que Périclès envoya : il lui donna pour collègues Diotènes et Protéas. — Thucydide, liv. I, c. XLV.


91.
Il y en envoya vingt, qui, en arrivant, firent peur aux deux flottes, prêtes à recommencer le combat, et les obligèrent de se s

éparer. — Ibid., c. L.


92.
C’était une loi que Périclès lui-même avait proposée, et il s’était servi de toute son autorité pour la faire ratifier par le peuple. Thucydide nomme trois de ces ambassadeurs, Ramphios, Mélésippos et Agésandre, il ne parle point de Polyarcès, qui était peut-être quelqu’un de la suite des députés. — Liv. I, c. XIII.


93.
Toutes les terres situées entre Mégare et l’Attique étaient consacrées aux déesses d’Eleusis, Déméter et Perséphone ; c’était un sacrilège que de les labourer. Périclès accusait aussi les Mégariens de donner asyle à tous les esclaves fugitifs.


94.
Cette porte, suivant les éditeurs d’Amyot, est encore aujourd’hui un des monuments d’Athènes.


95.
Dans ces vers d’Aristophane, il n’est fait aucune mention de la mort du héraut Anthémocritos. Les Mégariens les citaient seulement pour faire entendre que Périclès, irrité de l’enlèvement des deux courtisanes d’Aspasie, avait fait tuer ce héraut, afin que, le soupçon de ce meurtre tombant sur les Mégariens, ils devinssent l’objet de la haine publique. Thucydide ne dit rien de la mort de ce héraut. Il est certain cependant que les Mégariens passèrent pour les auteurs du meurtre, et qu’ils en portèrent la peine plusieurs siècles après, quand l’empereur Adrien les exclut des grâces qu’il accordait à tous les autres peuples de la Grèce. Le tombeau de cet Anthémocritos était sur le chemin sacré qui menait à Eleusis. — Pausanias, liv. I, c. XXXVI.


96.
Nous les avons cependant assignées plus haut d’après Thucydide, auteur plus digne de confiance, à tous égards, que les poètes comiques, car il était alors à Athènes, et il voyait de plus près qu’eux tout ce qui se passait.


97.
C’est le sentiment de Thucydide, et c’est aussi le plus vraisemblable, quand on considère le caractère de Périclès, qui à beaucoup de magnanimité joignait une prudence consommée, et qui prévoyait de loin ce qui devait arriver. Il ne faut, pour s’en convaincre, que lire le discours qu’il fait sur cela aux Athéniens dans le premier livre de Thucydide, c. CXL. et suiv. « Ne vous imaginez pas, leur dit-il, que ce soit pour peu de chose que vous entreprenez la guerre, et ne vous reprochez pas de la faire. De ce peu de chose dépendent votre entière sûreté et l’essai de votre courage. Si vous cédez aujourd’hui le peu qu’on vous demande, demain on vous commandera de plus grands sacrifices, comme si la crainte devait vous faire tout accorder ; au lieu que, si vous refusez, c’est leur déclarer ouvertement qu’ils doivent prendre avec vous d’autres voies, et traiter au moins d’égal à égal. » Je crois bien que, dans la situation où se trouvaient alors les Athéniens, le conseil que leur donnait Périclès était le meilleur, en n’envisageant que la circonstance actuelle et ses suites prochaines. Mais un homme aussi prudent que lui ne devait-il pas prévoir que les Athéniens auraient peine à résister aux forces réunies de la plupart des peuples de la Grèce ; que tôt ou tard ils finiraient par en être les victimes ? Il aurait pu trouver dans son génie des moyens d’amener les Athéniens à des voies de conciliation sans qu’on pût les accuser de faiblesse : l’autorité presque absolue qu’il exerçait sur je peuple, la grande réputation dont il jouissait dans toute la Grèce, auraient fait aisément réussir ces moyens de pacification générale, et prévenu la ruine de sa patrie. On est, ce semble, toujours en droit de lui reprocher que son inflexibilité à retirer le décret contre les Mégariens fut la cause immédiate de la déclaration de guerre. En se relâchant sur cet article, qui, après tout, n’était pas aussi important qu’il le disait, il aurait certainement éloigné la guerre pour quelque temps ; et, avec une inclination décidée à la paix, il aurait profité de ce délai pour la proposer et conduire sa négociation à une fin heureuse.


98.
Cette statue était faite de manière que l’or y tenait par des vis et des écrous, en sorte qu’on pouvait l’en détacher sans rien gâter, et s’assurer en le pesant si l’artiste avait employé toute la quantité qui lui avait été donnée. On n’avait pas encore découvert le moyen qu’Archimède inventa depuis pour reconnaître la quantité d’or qui se trouve mêlée avec d’autres métaux sans avoir besoin de les séparer. On le verra dans la vie de Marcellus.


99.
D’autres disent qu’il fut seulement condamné à l’exil, et qu’il fit depuis la magnifique statue de Zeus du temple d’Olympie, une des plus sublimes productions du génie de Phidias, et qui ne fut surpassée que par cette statue d’Athéna à Athènes qu’on croit avoir été le dernier ouvrage de ce grand maître, et dans laquelle il s’éleva au-dessus de lui-même. Elle fut le prétexte de sa condamnation ; parce que le peuple prétendait que les figures modernes qu’il y avait gravées, celles de Périclès et la sienne, ruinaient la vérité historique de l’ancienne guerre des Amazones, vaincues par Thésée, exploit qui faisait tant d’honneur à ce héros et à la ville d’Athènes, dont il était le fondateur. On trouve, au sujet de cette figure de Phidias représentée sur le bouclier de la déesse, un passage remarquable dans le Traité du monde par Aristote, s’il est vrai que cet ouvrage soit de lui : « On dit que Phidias, qui a fait la statue d’Athéna qu’on voit dans la citadelle, se représenta lui-même au naturel dans le milieu du bouclier de la déesse, et que, par un art imperceptible, il avait tellement lié et incorporé cette figure avec tout l’ouvrage, qu’il était impossible de l’en ôter sans ruiner et mettre en pièces la statue entière. » Voyez c. VI, p. 613, édit. de Duval.


100.
Nous avons déjà exposé plus haut la doctrine d’Anaxagore. Son dogme de l’unité d’une intelligence qui avait formé le monde tendait directement à détruire le polythéisme, auquel le peuple d’Athènes était très attaché, comme le prouve la condamnation de Socrate. En accusant Anaxagore d’impiété, on voulait rendre Périclès, son disciple, suspect de professer la même doctrine sur l’unité d’un Dieu, et le faire peut-être condamner lui-même.


101.
On donnait ce nom à ceux des sénateurs qui étaient en fonctions pour rendre la justice.


102.
Cette circonstance était favorable à Périclès à cause de la religion, qui aurait pu retenir la plupart des juges. Dans la vie de Thé-mistocle, c. XXI, on a vu un autre exemple de cette coutume de prendre sur l’autel le billet dont on se servait dans les jugements. Cela ne se pratiquait que dans les occasions extraordinaires, et lorsqu’on voulait avertir les juges qu’ils devaient prononcer dans la plus te justice- Hérodote, liv. VIII, c. CXXIII, dit qu’on prenait ces billets sur l’autel de Neptune.


103.
Le sénat d’Athènes était composé de cinq cents membres pris dans les dix tribus, qui en fournissaient chacune cinquante. Ces cinq cents sénateurs étaient les juges de la plupart des affaires civiles et criminelles. Lorsqu’elles étaient plus importantes, on leur en joignait cinq cents autres, et quelquefois même on les portait à quinze cents, comme dans cette circonstance, afin de donner plus de poids à l’accusation.


104.
Il a été fort question de ce crime cylonien dans la vie de Solon, c. XXV ; nous y renvoyons le lecteur.


105.
C’est de cette première irruption des Lacédémoniens dans l’Attique que date le commencement de la guerre du Péloponnèse, la deuxième année de la quatre-vingt-septième olympiade.


106.
C’était le bourg le plus considérable d’Athènes : il fournissait seul trois mille combattants. Archidamos n’était qu’à quinze cents pas de la ville.


107.
Cléon est celui qu’Aristophane a tant décrié dans ses comédies. Cependant, à force de bassesses auprès du peuple, il parvint à se faire nommer général des Athéniens ; il eut même des succès dans une occasion assez importante, comme on le voit dans la vie d’Alcibiade. Hermippos appelle Périclès roi des satyres à cause des débauches dont on l’accusait. Ce Télès, dont il y est parlé, et qu’on ne connaît point d’ailleurs, devait avoir une grande réputation de courage. Ceux qui l’ont cru un homme timide ne paraissent, pas avoir compris le sens de cet endroit. Les derniers vers sont très corrompus : j’ai suivi les corrections proposées par M. Dacier. Ils signifient mot à mot : « Quand tu vois une épée nue et bien affilée, tu frémis, tu trembles, tu n’as plus ni force ni vertu. »


108.
Plutarque se trompe : Périclès n’était pas assez imprudent pour sortir de la ville pendant que les Lacédémoniens étaient dans l’Attique. Il ne fit cette course qu’après qu’ils se furent retirés, au commencement de l’automne. Thucydide marque même que la flotte des Athéniens, qui revenait du Péloponnèse, était déjà devant l’Ile d’Egine, et que les soldats qui la montaient se joignirent aux troupes de terre. Voyez liv. II, c. XXXI.


109.
Ils se lassèrent aussi, et s’en retournèrent en Laconie. Plutarque confond ici les deux courses que fit Archidamos dans l’Attique. Ce roi de Sparte y revint l’année suivante, la seconde de la guerre, comme Thucydide l’a marqué. La peste dont il est parlé ensuite ne se déclara que pendant ce second voyage d’Archidamos, la troisième année de la quatre-vingt-septième olympiade.


110.
Cette peste, une des plus effroyables dont l’histoire fasse mention, disent les éditeurs d’Amyot, était venue d’Ethiopie. Elle ravagea beaucoup de pays et désola l’Attique. Thucydide en a fait la peinture la plus vive et la plus touchante, liv. II de son Histoire, c. XLVII et suiv. On peut voir aussi celle qu’en a faite Lucrèce dans son poème de la Nature, chant sixième.


111.
II y avait dans cette flotte cent vaisseaux athéniens, montés de quatre mille hommes d’infanterie, et des barques qui portaient quatre cents chevaux. A ces cent vaisseaux il s’enjoignit cinquante des îles de Chio et de Lesbos. Thucydide, liv. II, c. LVI.


112.
Plutarque a encore confondu ici deux expéditions ; cette éclipse n’arriva pas à celle-ci, mais à la précédente. — Voyez Thucydide, liv. II, c. XXVIII.


113.
On donnait à la ville d’Épidaure l’épithète de sacrée, à cause du temple d’Asclépios, le Dieu de la médecine, qui y était singulièrement honoré. Thucydide, ibid., ne parle point de cette maladie ; il dit même que Périclès, après avoir mal réussi à Epidaure, n’eut pas plus de succès à Trézène, à Hermione et ailleurs ; que le seul exploit qu’il fit fut de prendre Prusie, ville de la Laconie, sur la côte maritime.


114.
On voit dans Thucydide, liv. II, c. LX-LXI, le discours qu’il fit à ce sujet aux Athéniens.


115.
Les quinze talents font de notre monnaie environ soixante-quinze mille livres ; les cinquante talents se montent à deux cent cinquante mille livres. Diodore porte cette amende à quatre-vingts talents, ce qui ferait la somme de quatre cent mille livres.


116.
Il y a dans le texte étant d’un mauvais naturel ; et quoique cette leçon pût être autorisée par ce que Plutarque va dire de la conduite de Xanthippe envers son père, cependant ce qui suit immédiatement doit faire admettre la correction proposée par Henri Etienne, et que j’ai insérée dans ma traduction, à l’exemple de M. Dacier et du traducteur anglais des Vies de Plutarque : la ressemblance des deux mots grecs a pu aisément occasionner la méprise des copistes.


117.
Protagoras d’Abdère fut disciple de Démocrite. C’était le plus grand et le plus adroit sophiste de son temps. Il trompa la Grèce pendant plus de quarante ans, et amassa plus de bien par ses sophismes que Phidias par ses beaux ouvrages. Il disait qu’il n’y avait rien d’assuré sur l’existence des dieux, ni sur leur nature : aussi passait-il partout pour un athée. Voyez ce que Platon en dit dans son Dialogue sur les sophistes, qu’il a intitulé Protagoras, et dans le Ménon.


118.
Les présidents des jeux.


119.
C’eût été en effet une recherche bien puérile pour un homme tel que Périclès ; mais il est vraisemblable que c’est une fausseté imaginée par son fils pour lui donner du ridicule.


120.
Nous avons déjà dit que cette mesure de blé valait environ quatre boisseaux mesure de Paris.


121.
Les Athéniens, la vingt-sixième année de la guerre du Péloponnèse, avaient nommé dix généraux, qui remportèrent une victoire signalée sur les Spartiates et leurs alliés. A leur retour à Athènes, on leur fit le procès ; il y en eut huit de condamnés à mort, et six qui se trouvèrent présents furent exécutés ; le bâtard de Périclès fut du nombre de ces derniers. Le seul crime qu’on leur imputât était de n’avoir pas enterré les morts. Voyez cette histoire racontée fort au long dans le premier livre de l’Histoire grecque de Xénophon.


122.
C’étaient des charmes qu’on donnait comme des remèdes éprouvés contre les maladies, et dont les païens faisaient grand usage. Plutarque observe avec raison qu’il fallait que Périclès fût bien malade pour donner dans de pareilles puérilités, car il avait été trop bien instruit par Anaxagore pour ne pas en reconnaître la superstition et l’inutilité.


123.
Belle leçon pour les souverains et pour tous ceux qui gouvernent.


124.
C’est ainsi en effet qu’Homère a représenté les dieux dans ses poèmes. Les habitants du ciel, ce séjour si paisible, sont en proie aux plus insolentes agitations ; les querelles, les animosités les divisent sans cesse : ce qui a fait dire avec raison de ce poète qu’il avait donné aux dieux, les passions et, les faiblesses des hommes, et aux hommes les perfections des dieux. (Voyez Cicéron, Tuscul. IV, c. XXXII.) Cette opinion que les dieux sont, par leur nature, auteurs de tous les, biens, et incapables de produire les maux, avait donné naissance à ce dogme si répandu chez les anciens peuples, surtout dans l’Orient, où il paraît même avoir pris naissance, qu’il y avait deux principes, et comme deux divinités opposées, dont l’une était la cause du mal, et l’autre celle du bien. Nous l’avons retrouvée plusieurs fois dans les oeuvres de Plutarque, et principalement dans son traité d’Isis et d’Osiris.


125.
C’est ce qu’on verra dans les vies d’Alcibiade, de Nicias, et de Lysandre. L’ambition, la témérité, l’animosité des deux partis, firent continuer avec le plus vif acharnement cette guerre cruelle, qui, en les affaiblissant l’un et l’autre par leurs succès mêmes, porta le coup mortel à leur puissance, et prépara les chaînes que la politique de Philippe et l’ambition d’Alexandre imposèrent à la Grèce.

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2 septembre 2009 3 02 /09 /septembre /2009 18:56
Traduction de Dominique Ricard (1830).
La traduction est présentée ici avec, entre parenthèses, les renvois aux notes de son auteur.

I. César, voyant un jour, à Rome, de riches étrangers qui portaient entre leurs bras de petits chiens et de petits singes auxquels ils prodiguaient les caresses, leur demanda si chez eux les femmes ne font point d’enfants. Cette question, digne dun homme d’état, était la censure de ceux qui épuisent pour des animaux l’affection et la tendresse que la nature a mises en nous, et qu’on ne doit exercer qu’envers les hommes (1). N’en peut-on pas dire autant du désir d’apprendre et de connaître que notre âme a aussi reçu de la nature ? et n’a-t-on pas droit de blâmer ceux qui, abusant de ce désir inné, au lieu de le diriger vers des études honnêtes et utiles, ne l’appliquent qu’à voir et à entendre des choses qui ne méritent aucune attention ? Frappés par tous les objets qui les environnent, nos sens extérieurs sont forcés d’en recevoir les impressions, bonnes ou mauvaises. Mais l’homme peut faire de son entendement l’usage qu’il veut : il est libre de le tourner, de le porter sans cesse vers ce qu’il juge lui être convenable. Il doit donc toujours rechercher ce qu’il y a de meilleur, moins encore pour le contempler que pour trouver dans cette contemplation l’aliment de son esprit (2). La couleur qui convient le plus à l’oeil est celle qui, par son agrément et sa vivacité, récrée la vue et ne la fatigue point. De même il faut fixer son intelligence sur les objets de méditation qui, par l’attrait du plaisir, dirigent l’âme vers le bien qui lui est propre. Ces objets se présentent, dans les actions vertueuses, dont le simple récit produit en nous une vive émulation, un désir ardent de les imiter ; effets que nous ne ressentons point pour d’autres objets qui méritent d’ailleurs notre admiration.

Souvent, au contraire, nous prenons plaisir à l’ouvrage, et nous prisons peu l’ouvrier : par exemple, nous aimons les parfums et les teintures de pourpre, mais nous regardons les parfumeurs et les teinturiers comme des gens d’un état bas et servile. Quelqu’un disait à Antisthène qu’Isménias était un excellent joueur de flûte (3). « Oui, répondit-il, mais ce n’est pas un excellent homme : car autrement il ne serait pas si bon joueur de flûte. » Philippe entendit un jour son fils chanter dans un repas avec beaucoup de grâce et selon toutes les règles de l’art : « N’as-tu pas honte, lui dit-il, de chanter si bien ? » En effet, il suffit qu’un prince donne quelques moments de son loisir à entendre la musique ; et c’est de sa part beaucoup accorder aux Muses que d’être témoin de leurs combats.

 

II. L’exercice d’une profession abjecte décelle, dans celui qui s’y livre, sa négligence pour de plus nobles occupations ; les soins qu’il s’est donnés en s’appliquant à des choses futiles déposent contre lui. Il n’y a pas un jeune homme bien né qui, pour avoir vu à Pise la statue de Jupiter ou celle de Héra à Argos, voulût être Phidias ou Polyclète ; il ne voudrait pas même être Anacréon, Philémon ou Archiloque, parce qu’il a pris plaisir à lire leurs poésies (4). Un ouvrage qui nous plaît par son agrément n’entraîne pas nécessairement notre estime pour son auteur. Nulle utilité donc dans les objets dont la vue n’excite point l’émulation et ne fait pas naître dans l’âme l’envie de les imiter. Mais tel est l’ascendant de la vertu qu’en même temps que nous admirons les actions qu’elle inspire, nous sentons s’allumer en nous un désir ardent de ressembler à ceux qui les ont faites. Dans les biens de la fortune, c’est leur possession et leur jouissance que nous aimons ; dans les biens de la vertu, ce sont leurs effets. Quant aux premiers, nous consentons à les tenir d’autrui ; mais nous voulons qu’on tienne de nous les derniers. Ce n’est point par un pur penchant à l’imitation que nous nous enflammons au récit des actions vertueuses : la vertu seule, par sa force irrésistible, nous attire vers elle, commande à notre volonté, et forme les moeurs par les exemples qu’elle nous offre. C’est cette considération qui m’engage à continuer d’écrire ces Vies, dont je publie aujourd’hui le dixième volume (5) : il contient celles de Périclès et de Fabius Maximus, celui qui fit la guerre contre Annibal. Ces deux personnages se ressemblent par toutes les vertus qu’ils possédèrent, mais principalement par leur douceur, leur justice, leur patience à supporter les folies de leurs concitoyens et de leurs collègues. Tous deux ils ont rendu à leur patrie les services les plus importants. Ce que nous allons rapporter de leurs actions fera voir si ce jugement est conforme à la vérité.

 

III. Périclès était de la tribu Acamantide, du bourg de Cholargue, et descendait par sa mère des plus illustres familles d’Athènes. Xanthippe, son père, qui vainquit à Mycale les généraux du roi de Perse, épousa Agariste, [petite-fille ou nièce] de Clisthène, celui qui chassa les Pisistratides (6), qui détruisit avec tant de courage la tyrannie, donna des lois aux Athéniens, et établit une forme de gouvernement propre à maintenir parmi les citoyens l’union et la sécurité. Agariste, dans un songe, crut qu’elle accouchait d’un lion ; et peu de jours après elle mit au monde Périclès, qui, bien conformé dans le reste de son corps, avait la tête d’une longueur disproportionnée. Aussi toutes ses statues ont-elles le casque en tête : les sculpteurs ont voulu, sans doute, cacher un défaut que les poètes athéniens, au contraire, lui ont publiquement reproché, en l’appelant Schinocéphale (7), car ils donnent quelquefois le nom de schine à la scille. Entre les poètes comiques, Cratinos (8) dit de lui dans sa pièce des Chirons :

Jadis le vieux Saturne et la Sédition

S’unirent dans les airs au milieu des tempêtes :

Le plus grand des tyrans, fruit de leur union,

Fut par les immortels nommé l’homme aux cent têtes » (9).

Il dit encore dans sa comédie de Némêsis :

Accours, ô dieu puissant de l’hospitalité,

Toi dont la grosse tête est la félicité (10).

Téléclides dit aussi de lui :

Les affaires souvent l’accablent de leurs poids ;

Et, non moins surchargé du fardeau de sa tête,

On le voit immobile et réduit aux abois.

Souvent, avec un bruit pareil à la tempête,

Sa tête monstrueuse, en ébranlant les airs,

Vomit avec fracas la foudre et les éclairs.

Eupolis (11), dans sa comédie des Bourgs, demande des nouvelles de chacun des orateurs du peuple qui reviennent des enfers ; et, après avoir entendu nommer Périclès le dernier, il dit de lui :

Tu conduis des enfers la principale tête.

 

IV. On dit assez généralement qu’il eut pour maître de musique Damon, dont on prétend que le nom doit être prononcé avec la première syllabe brève (12) ; Aristote assure qu’il l’apprit de Pythoclides (13). Pour Damon, il paraît que ce fut un sophiste très instruit, qui, sous les dehors d’un musicien, voulait cacher au public sa grande capacité. Il se lia particulièrement avec Périclès, qu’il formait à la politique, comme un maître de gymnase dresse un athlète aux combats. Mais il ne put tellement se déguiser qu’on ne reconnût enfin qu’à la faveur de sa lyre il cachait son application aux affaires et son goût pour la tyrannie. Banni par l’ostracisme, il fut en butte aux railleries des poètes comiques. Platon, dans une de ses pièces, introduit un personnage qui parle ainsi à Damon :

Dis-moi, nouveau Chiron, si ta haute sagesse

Du fameux Périclès a formé la jeunesse (14).

Périclès prit aussi les leçons de Zénon d’Elée, qui enseignait la physique suivant les principes de Parménide. Sa manière était de disputer contre tout le monde, d’employer les arguments les plus subtils, et de réduire ses adversaires à ne savoir que répondre. C’est ainsi que Timon le Phliasien en parle dans ces vers :

Zénon dans la dispute est plein de véhémence ;

Sur le pour et le contre il parle d’abondance.

Au reste, on peut l’en croire : il connaît l’univers,

Comme s’il eût produit tous les êtres divers.

 

V. Mais l’ami le plus intime de Périclès, celui qui contribua le plus à lui donner cette élévation, cette fierté de sentiments peu appropriées, il est vrai, à un gouvernement populaire, celui enfin qui lui inspira cette grandeur d’âme qui le distinguait, cette dignité qu’il faisait éclater dans toute sa conduite, ce fut Anaxagore de Clazomène, que ses contemporains appelaient l’Intelligence (15), soit par admiration pour ses connaissances sublimes et sa subtilité à pénétrer les secrets de la nature, soit parce qu’il avait le premier établi pour principe de la formation du monde, non le hasard ou la nécessité, mais une intelligence pure et simple qui avait tiré du chaos les substances homogènes. Pénétré de l’estime la plus profonde pour ce grand personnage, instruit à son école dans la connaissance des sciences naturelles et des phénomènes célestes, Périclès puisa dans son commerce non seulement une élévation d’esprit, une éloquence sublime, éloignée de l’affectation et de la bassesse du style populaire, mais encore un extérieur grave et sévère que le rire ne tempérait jamais, une démarche ferme et tranquille, un son de voix toujours égal, une modestie dans son port, dans son geste et dans son habillement, que l’action la plus véhémente, lorsqu’il parlait en public, ne pouvait jamais altérer. Ces qualités, relevées par beaucoup d’autres, frappaient tout le inonde d’admiration.

On raconte qu’étant insulté par un homme bas et insolent, qui ne cessa, durant toute une journée, de lui dire des injures, il les supporta patiemment sans lui répondre un seul mot, et se tint constamment dans la place à expédier les affaires pressées. Le soir il se retira tranquillement chez lui, toujours suivi par cet homme, qui l’accablait d’injures. Quand il fut à la porte de sa maison, comme il faisait déjà nuit, il commanda à un de ses esclaves de prendre un flambeau et de reconduire cet homme chez lui. Le poète Ion (16) dit pourtant que son ton et ses manières respiraient l’arrogance et la fierté ; qu’il mêlait à sa dignité beaucoup de hauteur et de mépris pour les autres. Au contraire, il loue fort la politesse, la douceur et l’honnêteté de Cimon dans le commerce de la vie. Mais laissons le poète Ion, qui veut que dans la vertu, comme dans les tragédies, il y ait toujours une partie destinée à la satire (17). Quand Zénon entendait quelqu’un traiter de faste et d’arrogance la gravité de Périclès, il l’exhortait à avoir lui-même un pareil orgueil, et il l’assurait que cette imitation produirait en lui l’émulation et l’habitude des bonnes choses.

 

VI. Ce n’était pas le seul fruit que Périclès eût retiré du commerce d’Anaxagore : il avait encore appris de lui à s’élever au-dessus de cette faiblesse qui fait qu’à l’aspect de certains météores, ceux qui n’en connaissent pas les causes sont remplis de terreur, vivent dans une crainte servile des dieux, et dans un trouble continuel. La philosophie, en dissipant cette ignorance, bannit la superstition, toujours alarmée, toujours tremblante, et la remplace par cette piété solide que soutient une ferme espérance.

On dit qu’un jour on apporta de la campagne à Périclès une tête de bélier qui n’avait qu’une corne, et que le devin Lampon, ayant vu cette corne forte et solide qui s’élevait du milieu du front, déclara que la puissance des deux partis qui divisaient alors la ville, celui de Thucydide (18) et celui de Périclès, se réunirait tout entière sur la tête de celui chez qui ce prodige était arrivé. Mais Anaxagore, ayant fait l’ouverture de la tête du bélier, fit voir que la cervelle ne remplissait pas toute la capacité du crâne ; que, détachée des parois de la tête, et pointue comme un oeuf, elle s’était portée vers l’endroit où la racine de la corne prenait naissance. Tous ceux qui étaient présents à cette démonstration en admirèrent la justesse ; mais, peu de temps après, l’exil de Thucydide ayant fait passer entre les mains de Périclès toutes les affaires de la république, on n’admira pas moins la sagacité de Lampon. Au reste, rien n’empêche que le philosophe et le devin n’aient également bien rencontré : l’un a expliqué la cause du prodige, l’autre en a découvert la fin. L’objet du philosophe est de rechercher le principe des choses, et la manière dont elles se font ; le but du devin est de prédire pourquoi elles arrivent et ce qu’elles présagent. Ceux qui prétendent que la découverte de la cause détruit le signe ne font pas réflexion que par là ils anéantissent à la fois et la signification des signes célestes, et la vertu des symboles artificiels, tels que le son des bassins (19), la lumière des fanaux, et l’ombre des gnomons. Chacune de ces choses a sa cause et sa préparation, et ne laisse pas d’être le signe d’une autre. Mais ce serait là peut-être le sujet d’un traité particulier.

 

VII. Périclès, dans sa jeunesse, craignait beaucoup le peuple. On remarquait dans les traits de son visage quelque ressemblance avec Pisistrate ; et les vieillards d’Athènes, en comparant la douceur de sa voix, son éloquence, sa grande facilité à s’exprimer, trouvaient encore cette ressemblance plus frappante. Comme il était d’ailleurs fort riche et d’une grande naissance, qu’il avait beaucoup d’amis puissants, il craignait le ban de l’ostracisme (20), et ne prenait aucune part aux affaires publiques ; seulement à l’armée il montrait un grand courage et affrontait tous les dangers. Mais après la mort d’Aristide et le bannissement de Thémistocle, Périclès, voyant Cimon toujours retenu hors de la Grèce par des expéditions militaires, se déclara pour le parti du peuple, et préféra au petit nombre de riches la multitude des citoyens pauvres. Il agissait en cela contre son naturel, qui n’était rien moins que populaire ; mais il craignait apparemment qu’on ne le soupçonnât d’aspirer à la tyrannie ; d’ailleurs il voyait Cimon attaché au parti des nobles, et singulièrement aimé des principaux citoyens. Il embrassa donc les intérêts du peuple, afin d’y trouver de la sûreté pour lui-même et du crédit contre Cimon.

Dès ce moment, il changea sa manière de vivre. Il ne parut plus dans les rues que pour aller à la place publique ou au conseil. Il renonça aux festins, aux assemblées, et à tous les amusements de cette espèce dont il avait contracté l’habitude. Pendant tout le temps de son administration, qui fut fort longue, il ne soupa chez aucun de ses amis, excepté une seule fois qu’il alla aux noces d’Euryptolème, son proche parent ; encore n’y resta-t-il que jusqu’aux libations, après quoi il se retira (21). En effet, la gravité ne saurait se soutenir au milieu des jeux et des divertissements ; la gaieté familière qui y règne s’accorde mal avec la dignité, et nuit à la considération. Il est vrai que c’est au dehors de l’homme réellement vertueux que la multitude s’attache, c’est l’apparence qui a le plus de prix à ses yeux, et les hommes de bien ne sont jamais aussi admirables pour les étrangers que pour les témoins habituels de leurs actions. Mais Périclès, de peur qu’une trop fréquente communication avec le peuple ne finît par inspirer du dégoût pour sa personne, paraissait rarement et par intervalles dans les assemblées : il s’abstenait de parler sur les affaires d’un médiocre intérêt, et se réservait pour les grandes occasions, comme on faisait, suivant Critolaos, du vaisseau de Salamine (22). Dans les circonstances moins importantes, il se servait de ses amis et de quelques orateurs qui lui étaient dévoués ; en particulier d’Ephialtès, celui qui détruisit l’autorité de l’aréopage, et qui fit boire aux citoyens, à longs traits et sans mesure, suivant l’expression de Platon, la coupe de la liberté (23). Aussi le peuple s’abandonnant à sa fougue, tel qu’un coursier qui n’a plus de frein, ne put être ramené à l’obéissance ; et, comme disent les poètes comiques, il se mit à mordre à l’Eubée et à bondir sur les îles (24).

 

VIII. Périclès, pour proportionner à son genre de vie et à l’élévation de ses sentiments son style et son langage, pour en faire comme un instrument qui fût à l’unisson de son âme, le nourrit des leçons d’Anaxagore, et donna, pour ainsi dire, à son éloquence la teinture de la physique (25). Il joignait à un heureux naturel cette sublimité d’esprit qui, suivant le divin Platon (26), nous rend capables des plus grandes choses, et qu’il avait puisée dans la philosophie. Il appliquait à l’art de la parole tout ce qui pouvait y convenir ; et son éloquence, en l’élevant au-dessus de tous les autres orateurs, lui mérita le surnom d’Olympien. D’autres veulent que ce surnom lui ait été donné parce qu’il avait embelli la ville d’Athènes d’édifices publics. Il y en a qui prétendent qu’on avait désigné par là sa grande puissance, soit dans l’administration, soit dans les armées ; peut-être aussi que toutes ces qualités ont concouru à lui faire donner un surnom si glorieux. Cependant les comédies de ce temps-là, dont les auteurs le prenaient souvent pour l’objet de leurs satires, tantôt sérieuses et tantôt plaisantes, font voir que ce fut surtout par son talent pour la parole qu’il mérita ce titre. Ils disent que, lorsqu’il parlait dans l’assemblée du peuple, les tonnerres et les éclairs partaient de sa bouche, et que sa langue lançait la foudre. Un mot que Thucydide, fils de Mélésias, dit en plaisantant, sur la force de son éloquence, mérite d’être rapporté. Ce Thucydide, un des principaux et des plus vertueux citoyens d’Athènes, fut longtemps le rival de Périclès dans le gouvernement. Archidamos, roi de Sparte, lui demandait un jour lequel des deux luttait le mieux, de lui ou de Périclès : « Quand je lutte contre lui, répondit Thucydide, et que je l’ai jeté par terre, il soutient qu’il n’est pas renversé, et il finit par le persuader aux spectateurs. »

Cependant Périclès ne parlait jamais qu’avec la plus grande circonspection ; et toutes les fois qu’il se rendait au tribunal, il demandait aux dieux de ne laisser échapper aucune parole imprudente ou qui ne convînt pas à la matière qu’il allait traiter (27). Il n’a laissé par écrit que quelques décrets ; et l’on ne cite de lui qu’un petit nombre de mots remarquables, tels que celui sur l’île d’Egine, qu’il appelait une tache sur l’oeil du Pirée, qu’on devait faire disparaître. Il dit un jour qu’il voyait la guerre s’avancer du Péloponnèse à grands pas. Sophocle, son collègue dans le commandement de l’armée, en s’embarquant avec lui, louait beaucoup la beauté d’un jeune Athénien : « Sophocle, lui dit Périclès, un général doit avoir les yeux aussi purs que les mains. » Dans l’oraison funèbre des Athéniens qui avaient péri devant Samos (28), il dit, au rapport de Stésimbrote, qu’ils étaient devenus immortels comme les dieux mêmes : « Car, ajouta-t-il, nous ne voyons pas les dieux, mais les honneurs qu’on leur rend et les biens dont ils jouissent nous font juger qu’ils sont immortels. Ceux qui sont morts pour la défense de leur patrie n’ont-ils pas les mêmes avantages ? »

 

IX. Thucydide, pour nous donner une idée du gouvernement de Périclès, le représente comme une sorte d’aristocratie, à laquelle on donnait le nom de gouvernement démocratique, mais qui dans le fait était une véritable monarchie, où le premier des citoyens avait seul toute l’autorité. D’autres écrivains ont dit que Périclès fut le premier qui distribua au peuple les terres conquises, qui donna de l’argent aux citoyens pour assister aux spectacles, et leur assigna des salaires pour toutes les fonctions publiques ; que, par ces établissements, il leur fit contracter des habitudes vicieuses, leur ôta l’amour du travail et de la frugalité, leur inspira le goût de la dépense et l’amour des plaisirs (29). Recherchons dans les faits mêmes la cause de ce changement. J’ai déjà dit qu’au commencement de son administration, Périclès, pour balancer le crédit de Cimon, s’était attaché à gagner la faveur du peuple. Mais ce dernier faisait chaque jour de très grandes dépenses pour secourir les pauvres, nourrir les citoyens indigents, et habiller les vieillards ; il avait fait arracher les haies de ses héritages, afin que les Athéniens eussent la liberté d’en aller cueillir les fruits. Périclès, moins riche que lui, et ne pouvant l’égaler dans ces moyens de se concilier les bonnes grâces du peuple, eut recours à des largesses qu’il prenait sur les revenus publics. C’était, suivant Aristote, Démonidès, de l’île d’Ios (30), qui lui avait donné ce conseil. En distribuant ainsi aux citoyens pauvres de l’argent pour assister aux spectacles et aux tribunaux, en leur faisant plusieurs autres dons aux dépens du trésor public, il corrompit la multitude, et s’en servit pour rabaisser l’aréopage, dont il n’était point membre, parce que le sort ne l’avait jamais favorisé pour être archonte, thesmothète, roi des sacrifices, ou polémarque : car de tout temps ces charges s’étaient données au sort, et ceux qui s’y étaient bien conduits montaient à l’aréopage (31).

Soutenu de la faveur du peuple, Périclès ruina l’autorité de ce conseil ; il lui ôta, par le moyen d’Éphialtès, la connaissance d’un grand nombre d’affaires, et fit condamner au bande l’ostracisme, comme ami des Lacédémoniens et ennemi du peuple, Cimon lui-même, qui n’était inférieur à aucun autre citoyen ni par sa naissance ni par sa fortune, qui avait remporté sur les Barbares les victoires les plus glorieuses, et qui, comme je l’ai dit dans sa vie, avait rempli la ville des richesses et des dépouilles des ennemis : tant Périclès avait de pouvoir sur la multitude.

 

X. La loi fixait à dix ans le ban de l’ostracisme. Pendant l’exil de Cimon, les Lacédémoniens entrèrent avec une grande armée sur le territoire de Tanagre (32). Les Athéniens ayant aussitôt marché contre eux, Cimon quitta le lieu de sa retraite ; et, pour détruire par des faits l’imputation qu’on lui faisait de favoriser les Lacédémoniens, il alla se joindre à ceux de sa tribu, afin de partager le péril de ses concitoyens. Mais les amis de Périclès, s’étant ligués contre lui, l’obligèrent, comme banni, de se retirer (33). Cela mit Périclès dans la nécessité de faire, en combattant, des efforts extraordinaires de courage, et de se distinguer entre tous les Athéniens par son intrépidité à braver tous les dangers. Les amis de Cimon, que Périclès accusait aussi d’être attachés aux Lacédémoniens, y furent tous tués (34). Cependant les Athéniens, qui venaient d’être battus sur les frontières de l’Attique, commençaient à se repentir d’avoir éloigné Cimon ; et, s’attendant à une rude guerre pour le printemps prochain, ils désiraient vivement son rappel.

Périclès, qui s’aperçut de cette disposition des esprits, ne tarda pas à la seconder, et proposa lui-même le décret pour le rappel de Cimon, qui, aussitôt après son retour, fit conclure la paix entre les deux villes : car les Lacédémoniens avaient autant d’affection pour lui que de haine pour Périclès et pour les autres chefs du parti populaire. Quelques auteurs disent que Périclès ne proposa le décret pour rappeler Cimon qu’après avoir fait avec lui, par l’entremise d’Elpinice, soeur de ce dernier, un traité secret dont les conditions étaient que Cimon irait, avec deux cents vaisseaux, faire la guerre hors de la Grèce et ravager les états du roi de Perse, et que Périclès aurait toute l’autorité dans Athènes. On croit même qu’Elpinice, lorsqu’on faisait le procès à son frère, adoucit Périclès à son égard. Le peuple avait nommé celui-ci au nombre des accusateurs ; et Elpinice étant allée chez lui pour le solliciter : « Elpinice, lui » dit-il en souriant, vous êtes bien vieille pour terminer une si grande affaire. » Cependant il ne parla qu’une fois dans le cours du procès, glissa légèrement sur l’accusation, et l’ayant bien moins chargé qu’aucun autre de ses accusateurs, il se retira. Quelle confiance peut-on donc avoir en Idoménée (35), lorsqu’il accuse Périclès d’avoir tué en trahison l’orateur Éphialtès, son ami intime, le confident et l’associé de tout ce qu’il faisait dans le gouvernement, et d’avoir été porté à ce crime par la jalousie que lui causait sa réputation ? Je ne sais où Idoménée a pris toutes ces calomnies, qu’il distille, comme une bile noire, sur un homme qui peut bien n’être pas sans reproche, mais dont la grandeur d’âme, dont la passion pour la gloire, ne sauraient s’allier avec une action si atroce. Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’Éphialtès, qui s’était rendu redoutable aux partisans de l’oligarchie par son inflexibilité à poursuivre ceux qui commettaient la moindre injustice contre le peuple, fut, à ce que dit Aristote, assassiné par Aristodicus de Tanagre, que ses ennemis avaient suborné. Cependant Cimon mourut en Cypre, où il commandait l’armée des Athéniens (36).

 

XI. Les nobles, qui voyaient Périclès, élevé seul au-dessus de tous les citoyens, jouir d’un pouvoir presque absolu, cherchèrent un homme qui pût lui tenir tête dans l’administration, et affaiblir une autorité qui tendait visiblement à la monarchie. Ils lui suscitèrent un rival dans la personne de Thucydide, du bourg d’Alopèce, beau-frère de Cimon (37), homme sage, moins propre à la guerre que ce dernier, mais meilleur politique que lui, plus fait pour gouverner les assemblées populaires ; qui d’ailleurs, faisant son séjour à la ville, et se mesurant toujours à la tribune avec Périclès, eut bientôt remis l’équilibre dans le gouvernement. Il ne laissa plus les nobles se mêler et se confondre comme auparavant avec le peuple, et obscurcir leur dignité dans la foule ; mais les séparant de la multitude, et concentrant comme en un seul point toute leur puissance pour en augmenter la force, il mit un contre-poids dans la balance politique. Avant lui, la division qui existait entre les deux partis, semblable à ces pailles qui se trouvent dans le fer, marquait simplement la différence entre la faction populaire et celle des nobles ; mais l’ambition et la rivalité de ces deux personnages, faisant, pour ainsi dire, dans le corps politique, une incision profonde, le séparèrent en deux parties bien distinctes, dont l’une fut appelée le peuple, et l’autre la noblesse.

Ce fut là ce qui détermina Périclès à lâcher encore davantage la bride au peuple, et à chercher dans son administration tous les moyens de lui plaire. Ce n’étaient chaque jour que spectacles, que fêtes et banquets, qu’il imaginait pour entretenir dans la ville des plaisirs et des amusements du meilleur goût. Il envoyait chaque année en course soixante galères, montées d’un grand nombre de citoyens qui, soudoyés huit mois de l’année, se formaient à toutes les connaissances de la marine. Il établit aussi plusieurs colonies, une de mille citoyens dans la Chersonèse, une de cinq cents à Naxos, une troisième de deux cent cinquante à Andros, une autre de mille au pays des Bisaltes en Thrace. Enfin il en envoya une en Italie pour peupler la ville de Sybaris, qu’on venait de rebâtir, et qui fut appelée Thurium (38). En déchargeant ainsi la ville d’une populace oisive qui, faute d’occupation, excitait sans cesse des troubles, il soulageait la misère du peuple, contenait les alliés par la crainte, et leur mettait comme autant de garnisons qui les empêchaient de se porter à des innovations.

 

XII. Mais ce qui flatta le plus Athènes, ce qui contribua davantage à son embellissement, ce qui surtout étonna tous les autres peuples, et atteste seul la vérité de tout ce qu’on a dit sur la puissance de la Grèce et sur son ancienne splendeur, c’est la magnificence des édifices publics dont Périclès décora cette ville. De tous les actes de son administration, c’était là ce que ses envieux ne cessaient de lui reprocher ; c’était le texte ordinaire de leurs déclamations dans les assemblées des citoyens. « Le peuple, disaient-ils, se déshonore et s’attire les plus justes reproches en faisant transporter de Délos à Athènes l’argent de toute la Grèce (39). Une pareille conduite eût pu, aux yeux de ceux qui nous en font un crime, trouver son excuse dans la crainte de voir ce dépôt exposé dans Délos à devenir la proie des Barbares, danger qu’on avait voulu éviter en le transférant à Athènes comme en un lieu plus sûr ; mais ce moyen de justification, Périclès nous l’a enlevé. La Grèce ne peut se dissimuler que, par la plus injuste et la plus tyrannique déprédation, les sommes qu’elle a consignées pour les frais de la guerre sont employées à dorer, à embellir notre ville comme une femme coquette que l’on couvre de pierres précieuses ; qu’elles servent à ériger des statues magnifiques, à construire des temples dont tel a coûté jusqu’à mille talents (40). »

Périclès, de son côté, représentait aux Athéniens qu’ils ne devaient pas compte à leurs alliés de l’argent qu’ils avaient reçu d’eux. « Nous combattons, disait-il, pour leur défense, et nous éloignons les Barbares de leurs frontières ; ils ne fournissent pour la guerre ni chevaux, ni galères, ni soldats ; ils ne contribuent que de quelques sommes d’argent, qui, une fois payées, n’appartiennent plus à ceux qui les livrent, mais à ceux qui les reçoivent, lesquels ne sont tenus qu’à remplir les conditions qu’ils s’imposent en les recevant. La ville, abondamment pourvue de tous les moyens de défense que la guerre exige, doit employer ces richesses à des ouvrages qui, une fois achevés, lui assureront une gloire immortelle. Des ateliers en tout genre mis en activité, l’emploi et la fabrication d’une immense quantité de matières alimentant l’industrie et les arts, un mouvement général utilisant tous les bras : telles sont les ressources incalculables que ces constructions procurent déjà aux citoyens, qui presque tous reçoivent, de cette sorte, des salaires du trésor public ; et c’est ainsi que la ville tire d’elle-même sa subsistance et son embellissement. Ceux que leur âge et leur force appellent à la profession des armes reçoivent de l’état une solde qui suffit à leur entretien. J’ai donc voulu que la classe du peuple qui ne fait pas le service militaire, et qui vit de son travail, eût aussi part à cette distribution de deniers publics ; mais afin qu’elle ne devînt pas le prix de la paresse ou de l’oisiveté, j’ai appliqué ces citoyens à la construction de grands édifices, où les arts de toute espèce trouveront à s’occuper longtemps. Ainsi ceux qui restent dans leurs maisons auront un moyen de tirer des revenus de la république les mêmes secours que les matelots, les soldats et ceux qui sont préposés à la garde des places. Nous avons acheté la pierre, l’airain, l’ivoire, l’or, l’ébène, le cyprès ; et des ouvriers sans nombre, charpentiers, maçons, forgerons, tailleurs de pierre, teinturiers, orfèvres, ébénistes, peintres, brodeurs, tourneurs, sont occupés à les mettre en oeuvre. Les commerçants maritimes, les matelots et les piloles, conduisent par mer une immense quantité de matériaux ; les voituriers, les charretiers, en amènent par terre ; les charrons (41), les cordiers, les tireurs de pierre, les bourreliers, les paveurs, les mineurs, exercent à l’envi leur industrie. Et chaque métier encore, tel qu’un général d’armée, tient sous lui une troupe de travailleurs sans profession déterminée, qui sont comme un corps de réserve et qu’il emploie en sous-ordre. Par là tous les âges et toutes les conditions sont appelés à partager l’abondance que ces travaux répandent de toute part. »

 

XIII. Ces édifices étaient d’une grandeur étonnante, d’une beauté et d’une élégance inimitables. Tous les artistes s’étaient efforcés à l’envi de surpasser la magnificence du dessin par la perfection du travail. Mais ce qui surprenait davantage, c’était la promptitude avec laquelle ils avaient été construits : il n’y en avait pas un seul qui ne semblât avoir exigé plusieurs âges et plusieurs successions d’hommes pour être conduit à sa fin, et cependant ils furent tous achevés pendant le court espace de l’administration florissante d’un seul homme. On dit, à la vérité, que dans ce temps-là Zeuxis ayant entendu le peintre Agatharcus se glorifier de la facilité et de la vitesse avec laquelle il peignait toute sorte d’animaux : « Pour moi, dit-il, je fais gloire de ma lenteur. » En effet, la promptitude et la facilité dans l’exécution ne donnent ni beauté parfaite ni solidité durable. Le temps associé au travail pour la production d’un ouvrage lui imprime un caractère de stabilité qui le conserve des siècles entiers. Aussi ce qui rend plus admirables les édifices de Périclès, c’est qu’achevés en si peu de temps, ils aient eu une si longue durée. Chacun de ces ouvrages était à peine fini, qu’il avait déjà, par sa beauté, le caractère de l’antique ; cependant aujourd’hui ils ont toute la fraîcheur, tout l’éclat de la jeunesse : tant y brille cette fleur de nouveauté qui les garantit des impressions du temps ! Il semble qu’ils aient en eux-mêmes un esprit et une âme qui les rajeunissent sans cesse et les empêchent de vieillir (42).

Tous ces édifices furent dirigés par Phidias, qui avait seul l’intendance de tous les travaux. Cependant les Athéniens avaient alors de grands architectes et d’habiles artistes. Callicratès et Ictinos construisirent le Parthénon, appelé l’Hécatompédon (43). La chapelle des mystères à Eleusis fut commencée par Corèbe, qui éleva le premier rang des colonnes et y posa les architraves. Après sa mort, Métagènès, du bourg de Xypète, plaça le cordon et le second rang de colonnes (44). Xénoclès, du bourg de Cholargue, termina le dôme et la coupole qui est au-dessus du sanctuaire. Callicratès fit l’entreprise de la longue muraille dont Socrate disait avoir entendu proposer la construction à Périclès (45). C’est ce travail dont Cratinos censure la lenteur dans ses pièces :

Périclès de ses cris semble presser l’ouvrage,

Mais au fait rien ne va.

L’Odéon est, dans son intérieur, entouré de plusieurs rangs de sièges et de colonnes ; et le comble, incliné dans tout son contour, va peu à peu en se rétrécissant et se termine en pointe. Il fut construit, dit-on, sur le modèle du pavillon de Xerxès, et Périclès en donna lui-même le dessin. Cratinos en prend encore occasion de le railler dans sa comédie des Traciennes :

Ce nouveau Zeus à la tête d’ognon,

Et dont le vaste crâne est gros de l’Odéon,

Périclès vient à nous, tout fier de l’avantage

D’avoir de l’ostracisme évité le naufrage.

Ce fut alors pour la première fois que Périclès proposa un décret pour faire célébrer des jeux de musique à la fête des Panathénées, et, il mit la plus grande ardeur à le faire passer. Nommé lui-même distributeur des prix, il régla la manière dont les musiciens qui entreraient en lice devaient chanter, jouer de la flûte et de la lyre. Depuis ce temps-là, les jeux de musique furent toujours célébrés dans l’Odéon (46). Les Propylées de l’Acropole, construits par l’architecte Mnésiclès, furent achevés en cinq ans. Un événement merveilleux, arrivé pendant qu’on les bâtissait, fit connaître que la déesse, loin de s’opposer à leur construction, l’approuvait et voulait même y concourir. Le plus habile et le plus laborieux des artistes, ayant fait un faux pas, se laissa tomber du haut de l’édifice, et se blessa si dangereusement, que les médecins désespéraient de sa vie. Périclès en était très affligé, lorsque la déesse, lui ayant apparu en songe, lui indiqua un remède qui procura à cet homme une prompte guérison (47). En reconnaissance de ce bienfait, Périclès fit faire en bronze la statue d’Athéna Hygiée (48), et la plaça dans la citadelle près de l’autel qu’on y voyait auparavant.

Ce fut Phidias qui exécuta la statue d’or de la déesse ; et l’on assure que le nom de cet artiste est gravé sur le piédestal (49). J’ai déjà dit que Périclès, qui l’aimait beaucoup, lui avait conféré l’intendance générale des travaux et l’inspection sur tous les ouvriers. Cette faveur excita l’envie contre l’un, et donna lieu de calomnier l’autre. On disait que Phidias recevait chez lui les premières femmes d’Athènes, sous prétexte de leur montrer ses ouvrages, et qu’il les livrait à Périclès. Ce bruit fut saisi avidement par les poètes comiques, qui en prirent occasion de l’accuser d’incontinence ; ils lui imputèrent de vivre avec la femme de Ménippe, son ami et son lieutenant à l’armée. Ils disaient qu’un autre de ses amis, nommé Pyrilampès, nourrissait des oiseaux curieux, et en particulier des paons (50), pour en faire présent aux maîtresses de Périclès. Mais comment s’étonner de ces injures proférées par des hommes dont le métier est de médire, qui chaque jour sacrifient à l’envieuse malignité de la multitude, comme à un génie malfaisant, la réputation des hommes les plus honnêtes, en les noircissant par leurs calomnies ? N’a-t-on pas vu Stésimbrote de Thrace lui-même oser imputer à Périclès un crime horrible, l’accuser d’un commerce criminel avec la femme de son propre fils ? Tant il est difficile à l’histoire de découvrir la vérité ! Les historiens qui écrivent plusieurs siècles après les événements ont devant eux le voile du temps, qui leur en dérobe la connaissance ; et l’histoire contemporaine, ou aveuglée par la haine et l’envie, ou corrompue par la flatterie et par la faveur, altère et déguise les faits.

 

XIV. Comme les orateurs attachés au parti de Thucydide ne cessaient de crier que Périclès dilapidait les finances et ruinait la république, il demanda un jour au peuple assemblé s’il croyait qu’il eût beaucoup dépensé. « Oui, répondit le peuple, et beaucoup trop. — Eh bien ! reprit Périclès, cette dépense ne sera pas à votre charge ; je m’engage à la supporter seul. Mais mon nom seul aussi sera placé dans les inscriptions des édifices. » A ces mots, soit admiration pour sa grandeur d’âme, soit que par jalousie on ne voulût pas lui céder la gloire de tant de beaux ouvrages, tout le peuple s’écria qu’il n’avait qu’à prendre dans le trésor public de quoi en couvrir les frais, et de ne rien épargner. Cependant sa rivalité avec Thucydide étant venue à un tel point qu’elle ne pouvait plus se terminer que par le bannissement de l’un ou de l’autre, il vint à bout de le faire exiler, et détruisit ainsi cette faction ennemie.

 

XV. L’exil de Thucydide fit cesser les divisions, rétablit l’union et la paix dans la ville, et rendit Périclès maître absolu d’Athènes, dont il dirigea seul toutes les affaires. Il avait en sa disposition les revenus publics, les armées et les flottes, les îles et la mer. Il exerçait seul cette vaste domination qui, s’étendant et sur la Grèce et sur les Barbares, était encore soutenue par l’obéissance des nations soumises, par l’amitié des rois et l’alliance des princes. Mais alors il ne se montra plus le même ; il ne fut ni si doux ni si facile à céder aux désirs du peuple, à se prêter à ses divers caprices, comme à des vents contraires. Il tendit les ressorts du gouvernement, semblable auparavant, par sa faiblesse, à un instrument dont les cordes, trop relâchées, ne rendent que des sons faibles et mous ; il y substitua un gouvernement aristocratique qui approchait de la monarchie. Il se proposa toujours dans son administration ce qu’il croyait le meilleur ; et, tenant lui-même une conduite irréprochable, il faisait adopter ses conseils au peuple par la douceur et la persuasion, employait, pour vaincre sa résistance, la force et la contrainte, et l’amenait malgré lui à ce qui lui paraissait le plus utile. Il imitait en cela un médecin prudent, qui, ayant à traiter une maladie longue et dont les accidents varient, sait administrer à propos à son malade ou des médicaments agréables et doux ou des remèdes violents,et lui rend, ainsi la santé. Comme, chez un peuple à qui un empire si étendu donnait une grande puissance, il germait nécessairement des passions de toute espèce, il était seul capable d’appliquer à chacune de ces maladies morales le traitement qui lui convenait, d’employer tour à tour l’espérance et la crainte, comme un double gouvernail ; l’une retenait les emportements de la multitude, et l’autre la ranimait quand elle était découragée. Il fit voir par là que l’éloquence est, comme dit Platon (51), l’art de conduire les esprits ; que sa principale fonction consiste à manier à propos les passions et les penchants des hommes, comme autant de cordes qui demandent à être touchées par une main habile.

 

XVI. Au reste, il avait acquis cette grande autorité non seulement par son éloquence, mais encore, selon Thucydide (52), par l’opinion que sa bonne conduite donnait de lui, par la confiance qu’inspiraient son désintéressement et son mépris pour les richesses. Il porta si loin ces deux vertus, qu’après avoir prodigieusement accru la grandeur et l’opulence dont Athènes jouissait avant lui, après avoir surpassé en puissance plusieurs rois et plusieurs tyrans, de ceux même qui transmirent à leurs enfants la possession de leurs états, il n’augmenta pas d’une drachme le bien qu’il avait hérité de son père. Thucydide nous a donné une idée juste de sa puissance ; mais les poètes comiques ont chargé malicieusement le tableau : en appelant ses amis nouveaux Pisistratides (53), ils demandent qu’on lui fasse jurer qu’il n’aspire pas à la tyrannie, pour faire entendre que son excessive autorité était incompatible avec un gouvernement populaire. Téléclidès, par exemple, dit que les Athéniens lui avaient abandonné

Les villes de l’Attique et toutes leurs richesses ;

Qu’il pouvait à son gré lier et délier ;

Détruire, relever les murs, les forteresses ;

Faire la paix, la guerre ; aux peuples s’allier ;

Et disposant de tout avec pleine puissance,

Jouir de leur grandeur et de leur opulence.

Et ce ne fut pas une autorité passagère, un crédit de quelques instants, une faveur populaire qui n’eût eu que l’éclat et la durée d’une fleur : elle se soutint durant quarante ans au milieu des Éphialtès, des Léocrates, des Myronides, des Cimon, des Tolmidas et des Thucydide. Après la chute et le bannissement de ce dernier, il ne conserva pas moins de quinze ans la supériorité sur tous les autres orateurs ; et quoiqu’il eût rendu perpétuel et absolu un pouvoir qui jusqu’à lui n’avait été qu’annuel, il se montra toujours inaccessible à l’amour des richesses.

Ce n’est pas qu’il négligeât ses propres affaires ; mais, pour éviter ou que, faute de soin, le bien que ses pères lui avaient laissé et qu’il possédait si légitimement ne vînt à dépérir, ou qu’en y donnant trop d’attention, il ne se détournât d’occupations plus importantes, il avait adopté le plan d’administration qui lui avait paru le plus exact et le plus facile. Il faisait vendre tous les ans, et à la fois, les produits de ses terres ; et chaque jour il envoyait acheter au marché ce qu’il fallait pour l’entretien de sa maison. Ses fils, parvenus à un âge fait, ne goûtèrent pas cette économie ; elle déplut encore davantage à leurs femmes, qui ne se trouvaient pas assez bien entretenues, et qui blâmaient cette dépense, calculée jour par jour avec une telle exactitude, qu’on ne voyait chez lui aucune trace de cette abondance qui règne ordinairement dans les maisons opulentes : la recette et la dépense allaient toujours d’un pas égal, par règle et par mesure. Celui qui conduisait si bien ses affaires intérieures était un domestique nommé Evangelus, homme d’une intelligence rare, soit qu’elle lui fût naturelle, soit que Périclès l’eût formé lui-même à l’économie.

Au reste, cette manière de vivre était encore bien loin de la sagesse d’Anaxagore, à qui sa grandeur d’âme, ou plutôt un enthousiasme divin, avait fait quitter sa maison, et abandonner aux troupeaux ses terres incultes. Il est vrai, ce me semble, qu’il faut mettre une grande différence entre la vie d’un philosophe spéculatif et celle d’un homme d’état. Le premier, n’appliquant son esprit qu’à la contemplation des choses honnêtes, peut se passer de tout instrument extérieur qui le seconde ; l’autre, qui fait servir sa vertu à l’utilité commune, a besoin de richesses comme d’un moyen également nécessaire et louable. Périclès employait les siennes à secourir les citoyens pauvres, et Anaxagore lui-même en éprouva les effets. On dit que dans sa vieillesse, se voyant négligé par Périclès, que ses grandes affaires empêchaient de penser à lui, il se coucha, et se couvrit la tête de son manteau (54), résolu de se laisser mourir de faim. Périclès n’en fut pas plus tôt informé, qu’accablé de cette nouvelle, il courut chez lui, et employa les prières les plus pressantes pour le détourner de son dessein. « Ce n’est pas vous que je pleure, lui disait-il : c’est moi, qui vais perdre un ami dont les conseils me sont si utiles pour le gouvernement de la république. » Alors Anaxagore se découvrant la tête : « Périclès, lui dit-il, ceux qui sont besoin d’une lampe ont soin d’y verser de l’huile. »

 

XVII. Les Lacédémoniens commençaient à voir d’un oeil jaloux la puissance des Athéniens faire chaque jour de nouveaux progrès. Périclès, qui voulait encore inspirer à ses concitoyens plus d’élévation, plus d’ardeur pour les grandes entreprises, décida d’inviter par un décret tous les peuples grecs, dans quelque partie de l’Europe ou de l’Asie qu’ils fussent établis, toutes les villes, grandes et petites, à envoyer des députés à Athènes, pour y délibérer sur la reconstruction des temples brulés par les Barbares, sur les sacrifices qu’on avait voués aux dieux pour le salut de la Grèce pendant les guerres des Perses, enfin sur les moyens de rendre la navigation sûre et d’établir la paix entre tous les Grecs (55). On choisit, pour aller faire cette invitation, vingt citoyens au-dessus de cinquante ans, dont cinq furent envoyés vers les Ioniens, les Doriens d’Asie et les insulaires jusqu’à Lesbos et Rhodes ; cinq autres allèrent dans l’Hellespont et la Thrace, jusqu’à Byzance ; cinq dans la Béotie, la Phocide et le Péloponnèse, d’où ils passèrent par la Locride dans le continent voisin jusqu’à l’Acarnanie et l’Ambracie ; les cinq derniers, traversant l’Eubée, parcoururent les pays voisins du mont OEta et les environs du golfe de Malée, les pays des Phthiotes, des Achéens et des Thessaliens. Ils firent tous leurs efforts pour persuader ces peuples de se rendre à Athènes, afin d’y prendre part à des délibérations qui devaient avoir pour objet la paix et les affaires générales de la Grèce. Mais toutes leurs démarches furent inutiles : les villes ne s’assemblèrent point, parce que les Lacédémoniens s’y opposèrent (56), car ce fut d’abord dans le Péloponnèse que cette proposition fut rejetée. J’ai cru devoir rapporter cette circonstance, pour faire connaître l’élévation d’esprit et la grandeur d’âme de Périclès.

 

XVIII. Mais rien ne lui concilia tant l’estime publique que la circonspection qu’il mettait dans ses expéditions militaires. Il ne hasardait jamais une bataille dont le succès lui semblait incertain, et qui offrait un danger apparent. Il estimait peu ces généraux qu’une heureuse témérité faisait regarder comme de grands capitaines. Peu jaloux de les imiter, il disait souvent à ses concitoyens que, s’il pouvait, il les rendrait immortels. Tolmidas, fils de Tolméus, enflé de ses succès (57) et de la gloire qu’ils lui avaient acquise, voulait hors de propos entrer en armes dans la Béotie. Non content des troupes qu’il avait, il persuada les jeunes gens les plus braves et les plus avides de gloire, au nombre de plus de mille (58), de le suivre en qualité de volontaires. Périclès fit son possible pour le retenir, et lui dit, en pleine assemblée, ce mot si connu : « Si vous ne voulez pas en croire Périclès, vous ne risquez rien au moins d’attendre : le temps est le conseiller le plus sage. » Cette parole ne fut pas trop remarquée dans le moment ; mais, peu de jours après, lorsqu’on reçut la nouvelle que Tolmidas avait été défait et tué à Coronée avec la plupart des plus braves Athéniens, ce mot lui fit beaucoup d’honneur, et lui mérita la bienveillance du peuple, qui rendit justice à sa prudence et à son amour pour les citoyens.

 

XIX. De toutes ces expéditions, aucune ne lui acquit plus de réputation que celle de la Chersonèse, qui fut si salutaire à tous les Grecs de ce pays. Non seulement il y transporta une colonie de mille Athéniens qui firent la force de leurs villes, mais encore il ferma l’isthme (59) par une muraille tirée d’une mer à l’autre, avec des forts de distance en distance. Par là il mit les Grecs à l’abri des incursions des Thraces répandus dans la Chersonèse ; il les délivra d’une guerre pénible et presque continuelle qu’ils avaient à soutenir contre les Barbares qui les avoisinaient, et les garantit des brigandages des peuples limitrophes et des naturels du pays. Mais sa course maritime autour du Péloponnèse le fit estimer et admirer des étrangers même. Parti du port de Pages, sur la côte de Mégare, il ne se borna pas à ravager les villes maritimes, comme Tolmidas l’avait fait avant lui ; il débarqua ses troupes, et, s’étant avancé dans le continent, il en força les habitants, effrayés de sa présence, à se tenir renfermés dans leurs murailles. A Némée, il défit en bataille rangée les Sicyoniens, qui osèrent se mesurer avec lui, et dressa un trophée pour cette victoire. Il prit des renforts dans l’Achaïe, alliée des Athéniens, s’embarqua pour passer dans le continent opposé, côtoya le fleuve Achéloos, ravagea l’Acarnanie, renferma les OEnéades dans leurs murailles (60), ruina tout le pays et rentra glorieusement dans Athènes, après s’être montré aussi redoutable aux ennemis que rempli de prudence et d’activité pour la sûreté de ses concitoyens. Dans toute cette expédition, ses troupes n’éprouvèrent ni revers ni accident.

 

XX. Depuis il fit voile vers le Pont avec une flotte nombreuse et magnifiquement équipée. Il accorda aux villes grecques de ce pays tout ce qu’elles lui demandèrent, et les traita avec beaucoup d’humanité ; en même temps il déploya aux yeux des nations barbares qui les environnaient, en présence de leurs rois et de leurs princes, la puissance imposante des Athéniens, et leur fit voir que, maîtres de la mer, ils naviguaient partout avec la plus grande confiance et une entière sûreté. Il laissa aux Sinopiens (61) treize galères commandées par Lamachos, et des troupes pour les défendre contre le tyran Timésiléon (62), qui fut bientôt chassé de Sinope avec tous ceux de son parti. Périclès fit publier un décret qui permettait à six cents Athéniens d’aller, s’ils le voulaient, s’établir dans cette ville, et de partager entre eux les maisons et les terres que les tyrans y avaient possédées.

Mais il avait soin d’ailleurs de réfréner les folles prétentions des Athéniens, et ne se prêtait pas aux projets téméraires que le sentiment de leurs forces et leurs succès passés leur faisaient concevoir. Ils voulaient aller reconquérir l’Egypte, attaquer les provinces maritimes du roi de Perse (63). Déjà même commençait à s’allumer dans le coeur de la plupart d’entre eux ce fatal et malheureux désir de subjuguer la Sicile, que les orateurs du parti d’Alcibiade enflammèrent depuis avec tant de violence (64). Quelques uns rêvaient la conquête de l’Etrurie et de Carthage ; et ces projets n’étaient pas sans quelque espoir de succès, fondé sur la grandeur de leur empire et sur le cours de leurs prospérités.

 

XXI. Mais Périclès arrêta cette fougue impétueuse, et réprima l’essor de leur ambition. Il n’employa la plus grande partie de leurs forces qu’à conserver ce qu’ils possédaient. Persuadé que c’était beaucoup pour lui que de contenir les Lacédémoniens, dont il était toujours l’ennemi, il le fit voir en plusieurs occasions, et surtout dans la guerre sacrée (65). Les Lacédémoniens étaient entrés en armes dans le pays de Delphes, et avaient ôté aux Phocidiens l’intendance du temple pour la donner aux Delphiens. Ils ne furent pas plus tôt partis, que Périclès y alla à la tête d’une armée, et rétablit les Phocidiens dans leurs fonctions. Les Lacédémoniens avaient fait graver sur le front du loup d’airain (66) le privilège que les Delphiens leur avaient accordé de consulter les premiers l’oracle ; Périclès obtint le même privilège pour les Athéniens, et le fit graver sur le côté droit du loup.

 

XXII. La sage précaution qu’il avait eue de retenir dans la Grèce les forces des Athéniens fut justifiée par les événements. Bientôt les Eubéens se révoltèrent. Périclès, sans perdre un instant, marcha contre eux à la tête d’une armée. Il apprit en arrivant que les Mégariens avaient déclaré la erre à Athènes, et que les Lacédémoniens, commandés par leur roi Plistonax, étaient sur les frontières de l’Attique. Il quitte alors promptement l’Eubée, pour ne s’occuper que de cette guerre intérieure ; mais n’osant pas en venir aux mains avec des troupes si nombreuses et si aguerries qui lui présentaient la bataille, et sachant que Plistonax, jeune encore, se conduisait principalement par les avis de Cléandridas, que les éphores, à cause de la grande jeunesse du prince, lui avaient donné pour conseil et pour guide, il fait solliciter secrètement Cléandridas, qui, bientôt gagné par argent, se laisse persuader de retirer les Péloponnésiens de l’Attique. Les Lacédémoniens, informés que les troupes étaient rentrées dans leurs villes, en furent tellement irrités, qu’ils condamnèrent leur roi à une forte amende qu’il se vit hors d’état de payer ; et il fut obligé de sortir de Lacédémone (67). Cléandridas, qui avait pris la fuite, fut condamné à mort par contumace. Il était père de ce Gylippe qui vainquit les Athéniens en Sicile. Il paraît que l’avarice était dans cette famille une maladie héréditaire, car elle passa au fils, qui, convaincu de plusieurs actions honteuses, fut chassé de Lacédémone. J’ai raconté son histoire dans la vie de Lysandre.

 

XXIII. Dans le compte que Périclès rendit de cette expédition, il porta en dépense une somme de dix talents avec cette seule indication : Pour emploi nécessaire. Le peuple la lui alloua sans aucune information, et ne voulut pas en connaître le motif secret. Quelques écrivains, entre autres Théophraste le philosophe, disent que Périclès faisait passer chaque année à Sparte dix talents pour gagner les principaux magistrats, afin d’éloigner la guerre ; il achetait, non la paix, mais le temps nécessaire pour pouvoir à loisir se préparer à entrer en campagne avec plus d’avantage. Ses dispositions terminées, il marche de nouveau contre les rebelles, repasse dans l’Eubée avec cinquante vaisseaux et cinq mille hommes de bonnes troupes, soumet toutes les villes, et en chasse ceux d’entre les Chalcidiens qu’on appelait Hippobotes (68) : c’étaient les plus riches et les plus puissants du pays. Il fit sortir aussi les Histiéens de leur ville, et les remplaça par des Athéniens. Ils furent les seuls qu’il traita avec cette rigueur, parce qu’ayant pris un vaisseau athénien, ils en avaient massacré tout l’équipage.

 

XXIV. Quelque temps après (69), les Athéniens ayant conclu avec les Spartiates une trêve de trente ans, Périclès fit déclarer la guerre aux Samiens. Il donna pour prétexte leur refus d’obéir à l’ordre qui leur avait été signifié de pacifier leurs différents avec les Milésiens. Mais, comme on a cru qu’il ne fit la guerre à Samos que pour complaire à Aspasie, c’est ici le moment de rechercher par quel art si puissant, par quel charme si persuasif, cette femme put prendre un tel empire sur les premiers hommes de la république, et faire dire tant de bien d’elle aux philosophes les plus célèbres (70). Tout le monde convient qu’elle était de Milet et fille d’Axiochos. On dit qu’à l’exemple d’une courtisane d’entre les anciennes Ioniennes (71), nommée Thargélia, elle ne s’attacha qu’aux premiers de la ville. Cette Thargélia, qui joignait à beaucoup de grâce et de beauté un esprit vif et agréable, fut liée avec tout ce qu’il y avait de plus grand et de plus puissant parmi les Grecs ; elle gagnait au roi de Perse tous ceux qui l’approchaient, et elle avait répandu dans toutes les villes de la Grèce des semences de la faction médique.

Pour Aspasie, on dit que Périclès s’attacha à elle à cause de son savoir et de ses connaissances en politique. Socrate lui-même allait la voir quelquefois avec ses amis ; et ceux qui la fréquentaient le plus y menaient souvent leurs femmes pour l’entendre, quoiqu

’elle fît un métier peu honnête, et qu’elle eût dans sa maison plusieurs courtisanes. Eschine (72) dit que Lysiclès, simple marchand de bestiaux, homme d’un esprit bas et abject, devint le premier des Athéniens par une suite du commerce qu’il eut avec Aspasie après la mort de Périclès (73). Platon, dans son Menexène, quoique le commencement de ce dialogue soit écrit sur un ton de plaisanterie (74), avance comme un fait positif que plusieurs Athéniens allaient chez elle pour y prendre des leçons de rhétorique.

Il paraît cependant que l’attachement de Périclès pour Aspasie fut une véritable passion. En effet, quoique sa femme, qui était sa parente, et qui avait épousé en premières noces Hipponicos, dont elle avait eu le riche Callias, eût donné à Périclès deux fils, Xanthippe et Paralos, ils s’inspirèrent réciproquement un tel dégoût, que, l’ayant mariée à un autre, de son consentement, il épousa Aspasie. Il l’aima si tendrement qu’il ne sortait et ne rentrait jamais chez lui sans l’embrasser. Aussi, dans les comédies de ce temps-là, est-elle appelée la nouvelle Omphale, Déjanire et Héra. Cratinos la traite ouvertement de courtisane :

Elle eut cette Héra, cette belle Aspasie,

Qui se déshonora par sa mauvaise vie.

On croit que Périclès en avait eu un fils naturel : car Eupolis, dans sa comédie des Bourgs, lui en fait demander des nouvelles :

Et mon fils naturel, dis-moi, vit-il encore ?

Pyronidès lui répond :

Sans doute, et déjà même il serait marié,

S’il n’eût craint de trouver une femme impudique

Qui marchât sur les pas d’une mère lubrique.

Enfin cette Aspasie eut tant de célébrité, que Cyrus, celui qui fit la guerre au roi Artaxerxe, et lui disputa l’empire des Perses, donna le nom d’Aspasie à celle de ses concubines qu’il aimait le plus, et qui s’appelait auparavant Milto. Elle était de la Phocide, et fille d’Hermotimus. Cyrus ayant péri dans le combat, elle fut amenée au roi Artaxerxe, auprès duquel elle eut un grand crédit. Voilà des particularités qui me sont revenues à la mémoire en écrivant la vie de Périclès ; et il eût été sans doute d’une sévérité outrée de les passer sous silence.

 

XXV. Pour revenir à la guerre de Samos, on accuse Périclès d’avoir, à la prière d’Aspasie, fait prendre aux Athéniens le parti de ceux de Milet (75). Ces deux villes étaient en guerre au sujet de celle de Prienne. Les Samiens ayant eu l’avantage, les Athéniens leur ordonnèrent de mettre bas les armes, et de venir discuter devant eux leurs prétentions. Ils le refusèrent ; et Périclès, étant allé à Samos avec une flotte, y abolit le gouvernement oligarchique, prit pour otages cinquante des principaux citoyens, avec un pareil nombre d’enfants, et les fit partir pour Lemnos. On dit que chacun de ces otages voulut lui donner un talent pour avoir sa liberté ; que ceux qui craignaient le gouvernement démocratique lui offrirent aussi plusieurs talents ; enfin le Perse Pissouthnès, qui favorisait les Samiens, lui envoya dix mille pièces d’or pour l’engager à leur faire grâce (76). Périclès refusa tout ; il traita les Samiens comme il l’avait d’abord résolu ; et, après leur avoir donné un gouvernement populaire, il s’en retourna. A peine il fut parti, que les Samiens, dont Pissouthnès avait enlevé furtivement les otages, se révoltèrent, et firent tous leurs préparatifs de guerre. Périclès, s’étant aussitôt rembarqué, marcha contre eux. Il ne les trouva point dans l’inaction ou dans la crainte, mais bien déterminés à combattre et à disputer l’empire de la mer. Les deux flottes se livrèrent un grand combat près de l’île de Tragie (77). Périclès, qui n’avait que quarante-quatre vaisseaux, remporta la victoire et défit entièrement soixante-dix vaisseaux ennemis, dont vingt étaient des vaisseaux de guerre (78).

 

XXVI. Profitant de sa victoire, il s’empara du port de Samos, et mit le siège devant la ville. Les Samiens se défendirent avec vigueur ; ils osèrent même faire des sorties et combattre devant leurs murailles. Cependant il vint d’Athènes une nouvelle flotte qui resserra les Samiens de tous les côtés (79). Périclès, ayant pris avec lui soixante vaisseaux, s’avança dans la mer extérieure (80), pour aller, disent la plupart, des historiens, au-devant d’une flotte phénicienne qui venait au secours des Samiens, et la combattre leplus loin qu’il pourrait de Samos ; ou, suivant Stésimbrote, pour aller en Cypre, ce qui ne paraît pas vraisemblable.

Mais, quelque dessein qu’il eût, il commit un grande faute. A peine il était embarqué, que Mélissos, fils d’Ithagène, philosophe distingué (81), et alors général des Samiens, méprisant le petit nombre de vaisseaux que Périclès avait laissés et l’inexpérience de ceux qui les commandaient, persuade ses concitoyens d’aller les attaquer. Il se livre un combat où les Samiens vainqueurs font un grand nombre de prisonniers, coulent à fond plusieurs vaisseaux ennemis ; et, restés maîtres de la mer, ils se munissent de tout ce qui leur manquait pour être en état de soutenir le siège. Aristote dit que, dans un combat précédent, Périclès en personne avait été battu sur mer par Mélissos. Ceux de Samos, pour rendre aux prisonniers athéniens l’outrage que les leurs avaient reçu, les marquèrent au front d’une chouette (82), comme à Athènes on avait marqué les Samiens d’une samine. La samine est un vaisseau samien que sa proue basse et ses flancs larges et creux rendent propre pour la haute mer, et fort léger à la course. On lui a donné ce nom parce que le premier vaisseau de cette forme fut construit à Samos par ordre du tyran Polycrate. C’est, dit-on, à cette marque des Samiens au front que le poète Aristophane fait allusion lorsqu’il dit :

Le peuple samien est un peuple lettré.

 

XXVII. Périclès, informé de la défaite de son armée, se hâta d’aller à son secours ; il battit Mélissos, venu à sa rencontre, força les ennemis à se renfermer dans leur ville, dont il fit le blocus, aimant mieux la réduire avec plus de temps et de dépense que d’exposer ses troupes à des dangers, et d’acheter la victoire au prix de leur sang. Mais les Athéniens, lassés de la longueur du siège (83), ne demandaient qu’à combattre ; et comme il n’était pas facile de les contenir, il imagina, pour les distraire, de partager sa flotte en huit escadres qu’il faisait tirer au sort. Celle à qui la fève blanche était échue faisait bonne chère et se divertissait, pendant que les autres étaient occupées du blocus. De là vient, dit-on, que ceux qui ont eu un jour de plaisir l’appellent le jour blanc, à cause de la fève blanche (84).

L’historien Éphore dit que ce fut à ce siège que Périclès se servit pour la première fois de machines de guerre, invention nouvelle qui lui parut merveilleuse. Il avait avec lui l’ingénieur Artémon, qui était boiteux, et qui, dans les cas pressants, se faisait porter en litière aux batteries ; d’où on lui avait donné le nom de Périphorète (85). Mais Héraclide de Pont réfute ce fait par des vers d’Anacréon (86) où cet Artémon Périphorète est nommé plusieurs siècles avant la guerre et le blocus de Samos. Il dit que c’était un homme voluptueux, lâche et timide, qui restait renfermé dans sa maison, où deux esclaves tenaient toujours au-dessus de lui un bouclier d’airain, de peur qu’il ne lui tombât quelque chose sur la tête ; que, lorsqu’il était obligé de sortir, il se faisait porter dans un petit lit fort bas et qui touchait presque à terre ; ce qui le fit surnommer Périphorète.

 

XXVIII. Samos se rendit enfin, après neuf mois de siège. Périclès en fit raser les murailles ; il ôta aux Samiens leurs vaisseaux, exigea d’eux de très grosses sommes, dont ils payèrent comptant une partie, prirent des termes pour le reste, et donnèrent des otages pour la sûreté du paiement. Duris de Samos (87), afin de rendre l’événement plus tragique, accuse Périclès et les Athéniens d’une horrible cruauté dont ni Thucydide, ni Ephore, ni Aristote, n’ont fait mention. Aussi son récit n’a-t-il aucune apparence de vérité. Il raconte que Périclès fit conduire les capitaines des vaisseaux et les soldats samiens sur la place publique de Milet ; que là ils furent attachés à des poteaux, où ils restèrent exposés pendant dix jours ; qu’enfin, comme ils étaient sur le point d’expirer, on les assomma à coups de bâton, et on leur refusa même la sépulture. Mais Duris, qui, lors même qu’il n’est pas entraîné par quelque affection particulière, respecte rarement la vérité, a voulu, dans cette occasion, rendre les Athéniens odieux en exagérant les malheurs de sa patrie.

Périclès, après avoir réduit Samos, se rembarqua. Arrivé à Athènes, il fit des obsèques magnifiques aux citoyens morts dans le cours de cette guerre ; et, suivant l’usage qui se pratique encore aujourd’hui, il prononça lui-même sur leur tombeau leur oraison funèbre, qui fut généralement admirée. Lorsqu’il descendit de la tribune, toutes les femmes allèrent l’embrasser, et lui mirent sur la tête des couronnes et des bandelettes, comme à un athlète qui revient vainqueur des jeux (88). La seule Elpinice lui dit, en s’approchant : « Voilà sans doute, Périclès, des exploits admirables et bien dignes de nos couronnes, d’avoir fait périr tant de braves citoyens, non en faisant la guerre aux Phéniciens ou aux Mèdes, comme mon frère Cimon, mais en ruinant une ville alliée qui tirait de nous son origine ! « Périclès se mit à sourire, et ne lui répondit que par ces vers d’Archiloque :

Mettez donc moins d’essence avec ces cheveux blancs.

Ion écrit que la défaite des Samiens enfla tellement le coeur de Périclès, qu’il disait avec complaisance qu’Agamemnon avait mis dix ans entiers à prendre une ville barbare, et que lui il avait conquis en neuf mois la ville la plus riche et la plus puissante de toute l’ionie. Au reste, ce n’était pas sans fondement qu’il s’en glorifiait : car, outre que cette guerre fut très périlleuse et le succès longtemps incertain, peu s’en fallut, suivant Thucydide, que les Samiens ne fissent perdre à Athènes l’empire de la mer.

 

XXIX. Quelque temps après (89), pressentant l’éruption prochaine de la guerre du Péloponnèse, il persuada le peuple d’envoyer du secours aux habitants de Corcyre, que les Corinthiens avaient attaqués, et de mettre dans leurs intérêts une île dont les forces maritimes leur seraient si utiles dans l’invasion qui les menaçait du côté du Péloponnèse (90). Le peuple ayant ordonné ce secours, Périclès n’y envoya que dix vaisseaux, sous la conduite de Lacédémonios, fils de Cimon, sans doute dans l’intention de lui porter préjudice. Comme la maison de Cimon avait de grandes liaisons avec les Lacédémoniens, il n’envoyait son fils avec ces dix vaisseaux, et même malgré lui, qu’afin que, s’il ne faisait rien d’utile ou de brillant dans cette expédition, il fût encore plus soupçonné de favoriser les Lacédémoniens. Tant qu’il vécut, il s’opposa à l’agrandissement des fils de Cimon, sous prétexte qu’ils n’étaient pas de vrais Athéniens, mais des étrangers issus d’une race mêlée ; leurs noms même le prouvaient. L’un s’appelait Lacédémonios, l’autre Thessalos, le troisième Eléos ; et ils passaient pour fils d’une Arcadienne. Mais Périclès fut fort blâmé de n’avoir envoyé que ces dix galères, qui ne pouvaient seconder que bien faiblement, ceux qui en avaient besoin, en même temps que ses ennemis ne manqueraient pas d’en tirer un prétexte de le calomnier. Il en fit donc partir un plus grand nombre, qui n’arrivèrent à Corcyre qu’après le combat (91). Les Corinthiens,irrités, portèrent leurs plaintes à Lacédémone ; ils furent soutenus par les Mégariens, qui se plaignaient, de leur côté, que, contre le droit des gens, contre les serments faits par tous les Grecs, les Athéniens leur fermaient l’entrée de leurs marchés et des ports qui étaient sous leur obéissance. Les Éginètes, qui se voyaient opprimés et traités avec violence, n’osèrent pas accuser ouvertement les Athéniens ; mais ils firent passer en secret leurs plaintes à Lacédémone.

Dans ce même temps, la ville de Potidée, qui était soumise à Athènes, quoique colonie de Corinthe, s’étant révoltée, les Athéniens allèrent l’assiéger, et cette démarche accéléra la guerre. Archidamos, roi de Sparte, fit tous ses efforts pour pacifier la plupart de ces différents et adoucir les esprits des alliés ; il est même probable que les Athéniens ne se seraient pas attiré la guerre pour les autres griefs qu’on avait contre eux, si on avait pu les amener à révoquer leur décret contre les Mégariens, et à faire la paix avec ce peuple. Périclès, qui s’y opposa de toutes ses forces, et qui excita le peuple à persévérer dans sa haine contre Mégare, fut regardé comme le seul auteur de cette guerre.

 

XXX. Les Lacédémoniens envoyèrent à ce sujet une ambassade à Athènes ; et comme Périclès alléguait une loi qui défendait d’ôter le tableau sur lequel ce décret était écrit (92), Polyarcès, un des ambassadeurs, lui dit : « Eh bien ! ne l’ôtez pas, mais retournez-le : il n’y a pas de loi qui le défende. » Ce mot fut trouvé plaisant, mais Périclès n’en persista pas moins dans son inflexibilité. Il avait sûrement contre les Mégariens quelque motif personnel de haine ; mais pour lui donner une cause publique et manifeste, il les accusa d’avoir labouré les terres sacrées (93) ; et il fit ordonner, par un décret, qu’on enverrait un héraut à Mégare pour s’en plaindre, et de là à Lacédémone pour y accuser les Mégariens.

Ce décret, que Périclès avait rédigé, ne contenait que des plaintes raisonnables et exprimées en des termes très doux. Mais le héraut Anthémocritos, qu’on avait chargé de le porter, étant mort dans sa mission, et, à ce qu’on croit, par le fait des Mégariens, Charinos fit un décret qui vouait à ce peuple une haine implacable, prononçait la peine de mort contre tout Mégarien qui entrerait sur les terres de l’Attique, et ordonnait que les généraux, en prêtant le serment d’usage, y ajouteraient l’engagement d’aller deux fois l’an ravager le territoire de Mégare. Il portait encore qu’Anthémocritos serait enterré près des portes Thrasiennes, qu’on appelle aujourd’hui le Dipyle (94). Mais les Mégariens repoussaient fortement l’inculpation de la mort du héraut, et rejetaient les causes de la guerre sur Aspasie et sur Périclès ; ils alléguaient en preuve ces vers si piquants et si connus des Acarnanéens d’Aristophane (95) :

De jeunes étourdis, que leur ivresse égare,

Vont un jour enlever Simétha de Mégare.

Outrés de cet affront, quelques Mégariens,

Cherchant à se venger sur les Athéniens,

Ravissent deux beautés du logis d’Aspasie.

 

XXXI. Il n’est donc pas facile d’assigner la véritable origine de cet te guerre (96) ; mais tous les historiens conviennent que Périclès fut seul la cause qu’on n’abolit pas le décret contre Mégare. Les uns, il est vrai, attribuent cette inflexibilité à sa prudence et à sa grandeur d’âme, qui lui firent juger que c’était le parti le plus avantageux, et que la demande des Lacédémoniens n’était de leur part qu’une tentative pour voir si les Athéniens céderaient ; complaisance qu’on aurait regardée comme un aveu de leur faiblesse (97). D’autres prétendent que ce fut par fierté et pour faire montre de sa puissance que Périclès méprisa les instances des Lacédémoniens. On en donne encore une autre raison ; et quoiqu’elle soit rapportée par plusieurs historiens, c’est de toutes la plus mauvaise, Le statuaire Phidias avait, comme je l’ai déjà dit, entrepris de faire la statue d’Athéna ; il était l’ami de Périclès, et jouissait d’un grand crédit auprès de sa personne. Cette faveur lui attira beaucoup d’ennemis et d’envieux, qui, pour essayer sur lui quel jugement le peuple porterait de Périclès, engagèrent un des ouvriers de cet artiste, nommé Ménon, à se rendre, comme suppliant, sur la place publique, et à demander sûreté pour le dénoncer et l’accuser. La demande fut accueillie, et la poursuite de l’accusation se fit devant le peuple assemblé. Mais on ne put prouver le larcin dont on accusait Phidias. Cet artiste, en commençant l’ouvrage, avait, par le conseil de Périclès, travaillé et placé l’or de manière qu’on pouvait l’ôter tout entier et le peser ; ce que Périclès ordonna à ses accusateurs de faire (98).

Mais rien n’excitait tant l’envie contre Phidias que la grande réputation de ses ouvrages. On lui en voulait surtout parce qu’en gravant sur le bouclier de la déesse le combat des Amazones, il s’y était représenté lui-même sous la figure d’un vieillard qui soulève de ses deux mains une grosse pierre. On y voyait aussi une très belle figure de Périclès combattant contre une Amazone. Sa main, levée pour lancer un javelot, lui couvre en partie le visage ; elle est placée avec tant d’art qu’elle semble cacher la ressemblance de sa figure, qui cependant est très sensible des deux côtés. Phidias fut donc jeté dans une prison, où il mourut de maladie, et, selon d’autres, du poison que ses ennemis lui donnèrent, pour avoir lieu de calomnier Périclès (99). Sur un décret de Glycon, le dénonciateur Ménon obtint du peuple une exemption de tout impôt, et les capitaines eurent ordre de veiller à sa sûreté.

 

XXXII. Vers ce même temps, Aspasie fut traduite en justice pour crime d’impiété, à la poursuite d’un poète comique nommé Hermippos, qui l’accusait aussi de recevoir chez elle des femmes de condition libre qu’elle prostituait à Périclès. Diopithès fit un décret qui ordonnait de dénoncer ceux qui ne reconnaissaient pas l’existence des dieux, ou qui enseignaient des doctrines nouvelles sur les phénomènes célestes. Il cherchait à étendre ce soupçon sur Périclès, à cause de ses liaisons avec Anaxagore (100). Ces dénonciations ayant paru faire plaisir au peuple, Dracontides proposa et fit passer un troisième décret, qui portait que Périclès rendrait ses comptes devant les prytanes (101), et que les juges, après avoir pris sur l’autel les billets pour les suffrages, prononceraient le jugement dans la ville (102). Mais Agnon supprima du décret cette dernière disposition ; il fit décider que l’affaire serait portée devant quinze cents juges (103), et que l’accusation serait intentée pour cause de vol, de concussion ou d’injustice, au choix de l’accusateur. Aspasie dut son salut aux prières de Périclès, aux larmes que, suivant Eschine, il répandit devant les juges, pendant l’instruction du procès. Mais craignant qu’Anaxagore ne fût condamné, il le fit sortir de la ville et l’accompagna lui-même. Comme il avait déplu au peuple dans l’affaire de Phidias, et qu’il redoutait l’issue du jugement, il souffla le feu de la guerre, qu’il trouvait trop tardive à s’enflammer, et qui n’était encore que fumante. Il se flattait par là de dissiper toutes les imputations dont on le chargeait, et d’affaiblir l’envie. Il ne doutait pas que, dans des affaires si importantes, dans des dangers si pressants, le peuple, entraîné par sa puissance et par son mérite, ne se reposât sur lui seul de sa défense. Telles sont, dit-on, les raisons qui le portèrent à empêcher le peuple de céder aux Lacédémoniens ; mais ses vrais motifs ne sont pas bien connus.

 

XXXIII. Les Lacédémoniens, persuadés qu’en abattant la puissance de Périclès, ils rendraient les Athéniens plus souples et plus faciles, leur ordonnèrent de bannir de leur ville les restes du crime cylonien, dont la race de Périclès était, suivant Thucycide, entachée du côté de sa mère (104). Mais cette tentative eut un effet tout contraire à celui qu’ils s’en étaient promis ; au lieu d’attirer sur Périclès les soupçons et la calomnie, elle augmenta le respect et la confiance des citoyens, parce qu’ils virent que c’était lui que les ennemis haïssaient et craignaient le plus. C’est pourquoi, avant qu’Archidamos entrât dans l’Attique avec les troupes du Péloponnèse, Périclès déclara aux Athéniens que, si ce roi, dans les incursions qu’il ferait sur le pays, épargnait ses terres, soit à cause de l’hospitalité qui les unissait, soit pour donner à ses ennemis un prétexte de le calomnier, il donnait dès ce moment à la république ses biens et ses maisons de campagne. Les Lacédémoniens et leurs alliés étant donc entrés dans l’Attique avec une armée nombreuse (105) sous les ordres du roi Archidamos, et ayant ravagé tout le pays, s’avancèrent jusqu’au bourg d’Acharnes (106), et y assirent leur camp, persuadés que les Athéniens, ne voulant pas les y souffrir, viendraient les attaquer pour défendre leur territoire et soutenir leur ancienne réputation. Mais Périclès jugea qu’il serait trop dangereux de risquer une bataille et de hasarder la ville même en attaquant une armée de soixante mille hommes, tant du Péloponnèse que de la Béotie : car il n’y en eut pas moins dans cette première expédition ; et, pour calmer l’impatience de ceux qui, ne pouvant supporter de voir ainsi ravager leur territoire, voulaient absolument combattre, il leur disait que des arbres coupés et abattus repoussent en peu de temps, mais que la perte des hommes est irréparable.

Il évita d’assembler le peuple, de peur d’être entraîné hors de ses résolutions. Ainsi qu’un sage pilote, menacé de la tempête, après avoir mis ordre à tout et disposé toutes ses manoeuvres, fait usage des moyens que son art lui donne, sans s’arrêter aux prières et aux larmes des passagers, sans être touché de leurs souffrances ni de leurs craintes, de même Périclès, après avoir fermé la ville et posé partout des gardes pour la sûreté publique, ne suivit que ses propres conseils, et s’inquiéta peu des cris et des murmures de ses concitoyens. Il fut également inflexible soit aux vives instances de ses amis, soit aux clameurs et aux menaces de ses ennemis, soit enfin aux chansons satiriques dont on l’accablait, et dans lesquelles on le décriait, on blâmait sa conduite, on le traitait d’homme lâche qui abandonnait tout aux ennemis. Cléon même se déchaînait contre lui, et commençait déjà à profiter de la colère du peuple pour s’emparer de sa confiance, comme on le voit dans ces vers d’Hermippos :

Roi des satyres effrontés,

Pourquoi crains-tu de manier la lance ?

Ta langue est pleine de vaillance ;

Tu parles de la guerre en termes exaltés ;

Ton âme de Telès semble avoir le courage :

Vois-tu briller le fer, tu trembles, tu frémis ;

Tu vois partout des ennemis,

Et la sombre pâleur obscurcit ton visage,

Quoique Cléon par son ardeur,

S’efforce à tout moment d’aiguillonner ton cœur (107).

 

XXXIV. Mais rien ne put émouvoir Périclès ; supportant avec calme et en silence les injures de ses ennemis, il fit partir pour le Péloponnèse une flotte de cent vaisseaux ; et, au lieu d’en prendre le commandement, il se tint tranquille dans sa maison, afin de contenir la ville jusqu’à ce que les Péloponnésiens se fussent retirés. En attendant, pour consoler le peuple, affligé de cette guerre, et pour soutenir son courage, il lui fit des distributions d’argent et de terres. Il chassa les Eginètes de leurs îles, et en distribua le territoire, par la voie du sort, à des citoyens d’Athènes. Ils avaient encore un motif de consolation dans ce que souffraient leurs ennemis. La flotte envoyée dans le Péloponnèse avait ravagé une grande étendue de pays, et ruiné beaucoup de bourgs et de petites villes ; Périclès lui-même, étant entré par terre dans le pays des Mégariens, y mit tout à feu et à sang (108). Les ennemis, à qui les Athéniens faisaient autant de mal sur mer qu’ils en souffraient eux-mêmes par terre, n’auraient pas soutenu si longtemps cette guerre ruineuse, et s’en seraient lassés beaucoup plus tôt, comme Périclès l’avait annoncé dès le commencement (109), si une puissance surnaturelle n’eût rendu inutiles tous les conseils de la prudence humaine.

D’abord une peste cruelle vint affliger la ville, et, en moissonnant la fleur de la jeunesse, elle affaiblit sensiblement les forces des citoyens (110). La maladie affecta tout à la fois les corps et les esprits : les Athéniens s’aigrirent tellement contre Périclès, que, semblables à des frénétiques qui s’emportent contre leur médecin ou contre leur père, ils le traitèrent avec la dernière injustice. Une telle conduite leur était inspirée par ses ennemis, qui attribuaient cette contagion à la multitude des habitants des bourgs qui s’étaient retirés dans la ville, et qui, accoutumés à respirer un air libre et pur, se trouvaient, au fort de l’été, entassés pêle-mêle dans de petites maisons et sous des tentes étouffées, où ils passaient des journées entières. Ils en rejetaient la faute sur celui qui, pendant la guerre, avait, disaient-ils, attiré dans leurs murs ce déluge de gens de campagne qu’il n’employait à rien, qu’il tenait renfermés comme des troupeaux, et qu’il laissait s’infecter les uns les autres sans leur procurer aucun changement de situation, sans leur donner aucun rafraîchissement.

 

XXXV. Périclès, pour remédier à tous ces maux, et nuire en même temps aux ennemis, fit équiper une flotte de cent cinquante vaisseaux, sur lesquels il embarqua un nombre considérable de bonnes troupes de pied et de cavalerie. Un armement si considérable releva les espérances des Athéniens, et jeta la terreur parmi les ennemis (111). Les vaisseaux étaient prêts à faire voile, et Périclès montait déjà sur sa galère, lorsqu’il survint une éclipse de soleil qui changea le jour en ténèbres, et qui, regardée comme un sinistre présage, remplit de frayeur tous les esprits (112). Périclès, voyant son pilote troublé et incertain de ce qu’il devait faire, lui mit son manteau devant les yeux, et lui demanda s’il trouvait à cela quelque chose d’effrayant et de sinistre. Le pilote lui répondit qu’il ne voyait rien là de quoi s’effrayer. « Eh bien, lui dit Périclès, quelle différence y a-t-il entre mon manteau et ce qui cause l’éclipse, sinon que ce qui produit ces ténèbres est plus grand que mon manteau ? » Mais c’est dans les écoles des philosophes qu’on doit traiter ces matières. Périclès, s’étant embarqué, ne fit rien qui répondit à de si grands préparatifs. Il mit seulement le siège devant la ville sacrée d’Epidaure (113), qu’il espérait prendre en peu de temps ; mais il en fut empêché par la maladie qui attaqua non seulement ceux qui faisaient le siège, mais encore tous ceux qui approchaient du camp. Ce contre-temps ayant indisposé contre lui les Athéniens, il essaya de les consoler et de ranimer leur confiance (114) ; mais il ne réussit pas à les apaiser ; et, n’écoutant que leurs préventions, ils prirent les suffrages, le privèrent du commandement, et le condamnèrent, avec une rigueur extrême, à une forte amende, que les uns font monter au moins à quinze talents, et les autres au plus à cinquante (115). Ce fut Cléon qui, selon Idoménée, intenta l’accusation ; Théophraste l’attribue à Siminias ; et Héraclide de Pont, à Lacratidas.

 

XXXVI. Cette disgrâce ne fut pas de longue durée ; le peuple laissa toute sa colère dans la plaie, comme l’abeille y laisse son aiguillon. Mais ses malheurs domestiques s’accrurent de plus en plus. La peste lui avait enlevé plusieurs de ses amis, et il avait le chagrin de voir la dissension troubler depuis longtemps sa famille. Xanthippe, l’aîné de ses fils, qui aimait naturellement la dépense (116), était marié à une jeune femme, fille d’Isander et petite-fille d’Epilycos, laquelle avait le même goût que lui. Il supportait impatiemment la sévère économie de son père, qui fournissait bien peu à ses plaisirs. Il fit donc emprunter de l’argent à un de ses amis, sous le nom de Périclès ; et quand cet ami le redemanda, Périclès refusa de le payer et le cita même en justice. Le jeune homme, irrité contre son père, se permit de le décrier. Il commença par tourner en ridicule les assemblées qu’il tenait chez lui, et ses conversations avec les sophistes. Il disait qu’un jour, dans les jeux, un athlète ayant tué, sans le vouloir, d’un coup de javelot, le cheval d’Epitimios de Pharsale, Périclès avait passé la journée entière, avec Protagoras (117), à rechercher quel était, selon l’exacte raison, ou du javelot, ou de celui qui l’avait lancé, ou enfin des agonothètes (118), le véritable auteur de cet accident (119). Selon Stésimbrote, ce fut Xanthippe lui-même qui fit courir le bruit que sa femme était entretenue par Périclès ; et ce jeune homme conserva jusqu’à la mort une animosité irréconciliable contre son père. Il mourut de la peste ; et, dans le même temps, Périclès perdit sa soeur, avec plusieurs de ses parents et de ses amis, en particulier ceux dont les conseils lui étaient les plus utiles pour le gouvernement.

Il ne se laissa pourtant pas abattre par tant de malheurs, et ne perdit rien de cette fermeté, de cette grandeur d’âme qui lui était naturelle. On ne le vit ni pleurer, ni faire des funérailles, ni aller au tombeau d’aucun de ses proches. Mais quand il vit mourir Paralos, le dernier de ses fils légitimes, il fut accablé de cette perte, et s’efforça d’abord de soutenir son caractère et de conserver tout son courage ; mais en s’approchant de son fils pour lui mettre la couronne sur la tête, il ne put supporter cette vue, et, succombant à sa douleur, il poussa des cris et des sanglots, et répandit un torrent de larmes, ce qui ne lui était pas encore arrivé dans tout le cours de sa vie.

 

XXXVII. Cependant la ville ayant essayé des autres généraux et des autres orateurs pour conduire cette guerre, et aucun d’eux ne lui ayant paru avoir ni assez de poids, ni assez d’autorité pour un commandement de cette importance, elle commença à désirer Périclès, à le rappeler à la tribune et au gouvernement. Il se tenait renfermé dans sa maison, inconsolable de la perte de son fils ; mais Alcibiade et ses autres amis le déterminèrent à reparaître en public. Le peuple lui témoigna du regret de son ingratitude, et Périclès reprit le timon des affaires. Nommé général, il s’occupa tout de suite de faire révoquer la loi qu’il avait autrefois fait passer lui-même contre les enfants naturels : comme il n’avait plus alors de successeur légitime de son nom, il ne voulait pas que sa famille et sa maison s’éteignent avec lui.

Voici ce qui s’était passé au sujet de cette loi. Périclès jouissait depuis longtemps de la plus grande autorité, et avait, comme je l’ai déjà dit, des fils légitimes ; il fit alors une loi qui portait qu’on ne reconnaîtrait pour vrais citoyens d’Athènes que ceux qui seraient nés de père et de mère athéniens. Depuis ce décret, le roi d’Egypte ayant fait présent au peuple d’Athènes de quarante mille médimnes de blé (120), il fallut les distribuer aux citoyens ; mais, en vertu de cette loi, on cita en justice un grand nombre de bâtards qu’on avait oubliés et qui n’étaient pas même connus. D’autres, sur de mauvaises chicanes, furent exclus de cette distribution. Il y en eut plus de cinq mille de condamnés et vendus comme esclaves, et le nombre des Athéniens maintenus dans le droit de bourgeoisie ne se monta qu’à quatorze mille quarante.

C’était donc une grande injustice qu’une loi exécutée avec tant de rigueur contre un si grand nombre de personnes fût révoquée par celui-là même qui l’avait faite ; mais les Athéniens, touchés de ses malheurs domestiques, qu’ils regardaient comme une punition de son arrogance et de sa fierté, crurent qu’après avoir éprouvé la vengeance céleste, il méritait quelque humanité. Ils lui permirent donc de faire inscrire son fils bâtard sur les registres de sa tribu, et de lui donner son nom. C’est celui qui, dans la suite, après avoir remporté sur les Péloponnésiens une victoire navale près des îles Arginuses, fut condamné à mort par le peuple, avec les autres généraux ses collègues (121).

 

XXXVIII. C’est alors que Périclès fut atteint de la peste. Elle ne se déclara pas chez lui par des symptôme aussi aigus et aussi violents que dans les autres. Faible et peu active, sujette, dans sa longue durée, à de fréquentes variations, elle mina lentement son corps, et affaiblit insensiblement son esprit. Théophraste, dans cette partie de ses morales où il recherche si les moeurs changent avec la fortune, en sorte qu’altérées par les affections du corps elles abandonnent la vertu, raconte que Périclès, visité dans sa maladie par un de ses amis, lui montra une amulette que des femmes lui avaient suspendue au cou : il donnait à entendre qu’il devait être bien malade, puisqu’il se prêtait à de pareilles faiblesses (122). Comme il était sur le point de mourir, les principaux citoyens et ceux de ses amis qui avaient échappé à la contagion, assis autour de son lit, s’entretenaient de ses vertus et de la grande puissance dont il avait joui pendant sa vie. Ils racontaient ses belles actions et le grand nombre de ses victoires. Il avait érigé, comme général, neuf trophées à l’honneur d’Athènes, pour autant de batailles qu’il avait gagnées. Ils parlaient ainsi entre eux, persuadés qu’il ne les entendait pas et qu’il avait perdu tout sentiment. Mais il ne lui était rien échappé de ce qu’ils avaient dit ; et prenant tout à coup la parole : « Je suis surpris, leur dit-il, que vous ayez si présents à l’esprit et que vous vantiez si fort des exploits dont la fortune a partagé la gloire, et que tant d’autres généraux ont faits comme moi, tandis que vous ne parlez pas de ce qu’il y a de plus grand et de plus glorieux dans ma vie : c’est que jamais je n’ai fait prendre le deuil à aucun Athénien. »

 

XXXIX. Périclès mérite donc toute notre admiration, non seulement par la douceur et la modération qu’il conserva toujours dans une multitude d’affaires si importantes et au milieu de tant d’inimitiés, mais plus encore par cette élévation de sentiments qui lui faisait regarder comme la plus belle de ses actions de n’avoir jamais, avec une puissance si absolue, rien donné à l’envie ni au ressentiment, et de n’avoir été pour personne un implacable ennemi. Il me semble que cette douceur de moeurs, cette vie qu’il maintint toujours pure dans l’exercice de son autorité, suffisent seules pour ôter au surnom fastueux et arrogant d’Olympien ce qu’il pouvait avoir d’odieux, et qu’elles nous montrent au contraire combien ce titre lui convenait : car nous croyons que les dieux, étant par leur nature auteurs de tous les biens, sont incapables de produire les maux ; c’est à ce double titre que nous les reconnaissons pour les rois et les maîtres du monde (123). Mais nous n’adoptons pas à cet égard les idées des poètes, qui, par les opinions extravagantes qu’ils nous en donnent dans leurs ouvrages, troublent les esprits, et tombent en contradiction avec eux-mêmes. Ils nous peignent le séjour des dieux comme une demeure ferme et inébranlable, qui n’est jamais ni agitée par les vents ni obscurcie par les nuages, où règne toujours la plus douce sérénité, où brille la plus pure lumière : un tel séjour est en effet le seul qui convienne à des êtres immortels et souverainement heureux ; et cependant ils nous représentent les dieux eux-mêmes livrés à des agitations continuelles, pleins de haine, de colère et de toutes les passions qui déshonoreraient des hommes raisonnables et sensés. Mais ce serait là le sujet d’un autre ouvrage (124).

Les événements qui suivirent la mort de Périclès firent bientôt sentir aux Athéniens toute la perte qu’ils avaient faite, et leur donnèrent les plus vifs regrets (125). Ceux qui, pendant sa vie, supportaient le plus impatiemment une puissance qui les offusquait, n’eurent pas plus tôt essayé, après sa mort, des autres orateurs et de ceux qui se mêlaient de conduire le peuple, qu’ils furent forcés d’avouer que jamais personne n’avait été ni plus modéré que lui dans la sévérité, ni plus grave dans la douceur. Cette puissance, si enviée, qu’on traitait de monarchie et de tyrannie, ne parut plus alors qu’un rempart qui avait sauvé la république : tant, depuis sa mort, la corruption se répandit dans toute la ville, et y fit régner cette foule de vices que Périclès avait su contenir et réduire pendant sa vie, et qu’il avait empêché de dégénérer en une licence qui serait devenue irrémédiable !

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28 juin 2009 7 28 /06 /juin /2009 00:53

Texte rédigé par Gérard de Nerval
à la suite de son Voyage en Orient (1843)
et publié en 1851

1

 

Avant l'établissement du chemin de fer de Naples à Résina, une course à Pompéi était tout un voyage. Il fallait une journée pour visiter successivement Herculanum, le Vésuve, — et Pompéi, situé à deux milles plus loin ; souvent même on restait sur les lieux jusqu'au lendemain, afin de parcourir Pompéi pendant la nuit, à la clarté de la lune, et de se faire ainsi une illusion complète. Chacun pouvait supposer en effet que, remontant le cours des siècles, il se voyait tout à coup admis à parcourir les rues et les places de la ville endormie ; la lune paisible convenait mieux peut-être que l'éclat du soleil à ces ruines, qui n'excitent tout d'abord ni l'admiration ni la surprise, et où l'antiquité se montre pour ainsi dire dans un déshabillé modeste.

Un des ambassadeurs résidant à Naples donna, il y a quelques années, une fête assez ingénieuse. Muni de toutes les autorisations nécessaires, il fit costumer à l'antique un grand nombre de personnes ; les invités se conformèrent à cette disposition, et, pendant un jour et une nuit, l'on essaya diverses représentations des usages de l'antique colonie romaine. On comprend que la science avait dirigé la plupart des détails de la fête ; des chars parcouraient les rues, des marchands peuplaient les boutiques ; des collations réunissaient, à certaines heures, dans les principales maisons, les diverses compagnies des invités. Là, c'était l'édile Pansa, là Salluste, là Julia-Felix, l'opulente fille de Scaurus, qui recevaient les convives et les admettaient à leurs foyers. — La maison des Vestales avait ses habitantes voilées ; celle des Danseuses ne mentait pas aux promesses de ses gracieux attributs. Les deux théâtres offrirent des représentations comiques et tragiques, et sous les colonnades du Forum des citoyens oisifs échangeaient les nouvelles du jour, tandis que, dans la basilique ouverte sur la place, on entendait retentir l'aigre voix des avocats ou les imprécations des plaideurs. — Des toiles et des tentures complétaient, dans tous les lieux où de tels spectacles étaient offerts, l'effet de décoration, que le manque général des toitures aurait pu contrarier ; mais on sait qu'à part ce détail, la conservation de la plupart des édifices est assez complète pour que l'on ait pu prendre grand plaisir à cette tentative palingénésique. — Un des spectacles les plus curieux fut la cérémonie qui s'exécuta au coucher du soleil dans cet admirable petit temple d'Isis, qui, par sa parfaite conservation, est peut-être la plus intéressante de toutes ces ruines.

Cette fête donna lieu aux recherches suivantes, touchant les formes qu'affecta le culte égyptien lorsqu'il en vint à lutter directement avec la religion naissante du Christ.

Si puissant et si séduisant que fût ce culte régénéré d'Isis pour les hommes énervés de cette époque, il agissait principalement sur les femmes. — Tout ce que les étranges cérémonies et mystères des Cabires et des dieux d'Eleusis, de la Grèce, tout ce que les bacchanales du Liber Pater et de l'Hébon de la Campanie avait offert séparément à la passion du merveilleux et à la superstition même se trouvait, par un religieux artifice, rassemblé dans le culte secret de la déesse égyptienne, comme en un canal souterrain qui reçoit les eaux d'une foule d'affluents.

Outre les fêtes particulières mensuelles et les grandes solennités, il y avait deux fois par jour assemblée et office publics pour les croyants des deux sexes. Dès la première heure du jour, la déesse était sur pied, et celui qui voulait mériter ses grâces particulières devait se présenter à son lever pour la prière du matin. — Le temple était ouvert avec grande pompe. Le grand-prêtre sortait du sanctuaire accompagné de ses ministres. L'encens odorant fumait sur l'autel ; de doux sons de flûte se faisaient entendre. — Cependant la communauté s'était partagée en deux rangs, dans le vestibule, jusqu'au premier degré du temple. — La voix du prêtre invite à la prière, une sorte de litanie est psalmodiée ; puis on entend retentir dans les mains de quelques adorateurs les sons éclatants du sistre d'Isis. Souvent une partie de l'histoire de la déesse est représentée au moyen de pantomimes et de danses symboliques. Les éléments de son culte sont présentés avec des invocations au peuple agenouillé, qui chante ou qui murmure toutes sortes d'oraisons.

Mais si l'on avait, au lever du soleil, célébré les matines de la déesse, on ne devait pas négliger de lui offrir ses salutations du soir et de lui souhaiter une nuit heureuse, formule particulière qui constituait une des parties importantes de la liturgie. On commençait par annoncer à la déesse elle-même l'heure du soir.

Les anciens ne possédaient pas, il est vrai, la commodité de l'horloge sonnante ni même de l'horloge muette ; mais ils suppléaient, autant qu'ils le pouvaient, à nos machines d'acier et de cuivre par des machines vivantes, par des esclaves chargés de crier l'heure d'après la clepsydre et le cadran solaire ; — il y avait même des hommes qui, rien qu'à la longueur de leur ombre, quels savaient estimer à vue d'oeil, pouvaient dire l'heure exacte du jour ou du soir. — Cet usage de crier les déterminations du temps était également admis dans les temples. Il y avait des gens pieux à Rome qui remplissaient auprès de Jupiter capitolin ce singulier office de lui dire les heures. Mais cette coutume était principalement observée aux matines et aux vêpres de la grande Isis, et c'est de cela que dépendait l'ordonnance de la liturgie quotidienne.

 

2

 

Cela se faisait dans l'après-midi, au moment de la fermeture solennelle du temple, vers quatre heures, selon la division moderne du temps, ou, selon la division antique, après la huitième heure du jour. C'était ce que l'on pourrait proprement appeler le petit coucher de la déesse. De tous temps, les dieux durent se conformer aux us et coutumes des hommes. — Sur son Olympe, le Zeus d'Homère mène l'existence patriarcale, avec ses femmes, ses fils et ses filles, et vit absolument comme Priam et Arsinoüs aux pays troyen et phéacien. Il fallut également que les deux grandes divinités du Nil, Isis et Sérapis, du moment qu'elles s'établirent à Rome et sur les rivages d'Italie, s'accommodassent à la manière de vivre des Romains. — Même du temps des derniers empereurs, on se levait de bon matin à Rome, et, vers la première ou la deuxième heure du jour, tout était en mouvement sur les places, dans les cours de justice et sur les marchés. — Mais ensuite, vers la huitième heure de la journée ou la quatrième de l'après-midi, toute activité avait cessé. Plus tard Isis était encore glorifiée dans un office solennel du soir.

Les autres parties de la liturgie étaient la plupart de celles qui s'exécutaient aux matines, avec cette différence toutefois que les litanies et les hymnes étaient entonnées et chantées, au bruit des sistres, des flûtes et des trompettes, par un psalmiste ou préchantre qui, dans l'ordre des prêtres, remplissait les fonctions d'hymnode. — Au moment le plus solennel, le grand-prêtre, debout sur le dernier degré, devant le tabernacle, accosté à droite et à gauche de deux diacres ou pastophores, élevait le principal élément du culte, le symbole du Nil fertilisateur, l'eau bénite, et la présentait à la fervente adoration des fidèles. La cérémonie se terminait par la formule de congé ordinaire.

Les idées superstitieuses attachées à de certains jours, les ablutions, les jeûnes, les expiations, les macérations et les mortifications de la chair étaient le prélude de la consécration à la plus sainte des déesses de mille qualités et vertus, auxquelles hommes et femmes, après maintes épreuves qui, souvent, duraient un grand nombre de jours et qu'aucun époux n'osait refuser à sa femme, aucun amant à sa maîtresse, dans la crainte du fouet d'Osiris ou des vipères d'Isis, se donnaient dans les sanctuaires des rendez-vous équivoques, recouverts par les voiles impénétrables de l'initiation. — Mais ce sont là des excès communs à tous les cultes dans leurs époques de décadence. Les mêmes accusations furent adressées aux pratiques mystérieuses et aux agapes des premiers chrétiens. — L'idée d'une terre sainte où devait se rattacher pour tous les peuples le souvenir des traditions premières et une sorte d'adoration filiale, — d'une eau sainte propre aux consécrations et purifications des fidèles, — présente des rapports plus nobles à étudier entre ces deux cultes, dont l'un a pour ainsi dire servi de transition vers l'autre.

Toute eau était douce pour l'Egyptien, mais surtout celle qui avait été puisée au fleuve, émanation d'Osiris. — A la fête annuelle d'Osiris retrouvé, où, après de longues lamentations, on criait : Nous l'avons trouvé et nous nous réjouissons tous ! tout le monde se jetait à terre devant la cruche remplie d'eau du Nil nouvellement puisée que portait le grand-prêtre ; on levait les mains vers le ciel, exaltant le miracle de la miséricorde divine.

La sainte eau du Nil, conservée dans la cruche sacrée, était aussi à la fête d'Isis le plus vivant symbole du père des vivants et des morts. Isis ne pouvait être honorée sans Osiris. — Le fidèle croyait même à la présence réelle d'Osiris dans l'eau du Nil, et, à chaque bénédiction du soir et du matin, le grand-prêtre montrait au peuple l'Hydria, la sainte cruche, et l'offrait à son adoration. — On ne négligeait rien pour pénétrer profondément l'esprit des spectateurs du caractère de cette divine transubstantiation. — Le prophète lui-même, quelque grande que fût la sainteté de ce personnage, ne pouvait saisir avec ses mains nues le vase dans lequel s'opérait le divin mystère. — Il portait sur son étole, de la plus fine toile, une sorte de pèlerine (piviale) également de lin ou de mousseline, qui lui couvrait les épaules et les bras , et dans laquelle il enveloppait son bras et sa main. — Ainsi ajusté, il prenait le saint vase, qu'il portait ensuite, au rapport de saint Clément d'Alexandrie, serré contre son sein. — D'ailleurs, quelle était la vertu que le Nil ne possédât pas aux yeux du pieux Egyptien ? On en parlait partout comme d'une source de guérisons et de miracles.. — Il y avait des vases où son eau se conservait plusieurs années. « J'ai dans ma cave de l'eau du Nil de quatre ans », disait avec orgueil le marchand égyptien à l'habitant de Byzance ou de Naples qui lui vantait son vieux vin de Falerne ou de Chios. Même après la mort, sous ses bandelettes et dans sa condition de Momie, l'Egyptien espérait qu'Osiris lui permettrait encore d'étancher sa soif avec son onde vénérée. Osiris te donne de l'eau fraîche ! disaient les épitaphes des morts. — C'est pour cela que les momies portaient une coupe peinte sur la poitrine.

 

3

 

Peut-être faut-il craindre, en voyage, de gâter par des lectures faites d'avance l'impression première des lieux célèbres. J'avais visité l'Orient avec les seuls souvenirs, déjà vagues, de mon éducation classique. Au retour de l'Egypte, Naples était pour moi un lieu de repos et d'étude, et les précieux dépôts de ses bibliothèques et de ses musées me servaient à justifier ou à combattre les hypothèses que mon esprit s'était formées à l'aspect de tant de ruines inexpliquées ou muettes. — Peut-être ai-je dû au souvenir éclatant d'Alexandrie, de Thèbes et des Pyramides, l'impression presque religieuse que me causa une seconde fois la vue du temple d'Isis de Pompéi. J'avais laissé mes compagnons de voyage admirer dans tous ses détails la maison de Diomède, et, me dérobant à l'attention des gardiens, je m'étais jeté au hasard dans les rues de la ville antique, évitant çà et là quelque invalide qui me demandait de loin où j'allais, et m'inquiétant peu de savoir le nom que la science avait retrouvé pour tel ou tel édifice, pour un temple, pour une maison, pour une boutique. N'était-ce pas assez que les drogmans et les Arabes m'eussent gâté les pyramides, sans subir encore la tyrannie des ciceroni napolitains ? J'étais entré par la rue des tombeaux ; il était clair qu'en suivant cette voie pavée de lave, où se dessine encore l'ornière profonde des roues antiques, je retrouverais le temple de la déesse égyptienne, situé à l'extrémité de la ville, auprès du théâtre tragique. Je reconnus l'étroite cour jadis fermée d'une grille, les colonnes encore debout, les deux autels à droite et à gauche, dont le dernier est d'une conservation parfaite, et au fond l'antique cella s'élevant sur sept marches autrefois revêtues de marbre de Paros.

Huit colonnes d'ordre dorique, sans base, soutiennent les côtés, et dix autres le fronton ; l'enceinte est découverte, selon le genre d'architecture dit hypoetron, mais un portique couvert régnait alentour. Le sanctuaire a la forme d'un petit temple carré, voûté, couvert en tuiles, et présente trois niches destinées aux images de la Trinité égyptienne ; deux autels placés au fond du sanctuaire portaient les tables isiaques, dont l'une a été conservée, et sur la base de la principale statue de la déesse, placée au centre de la nef intérieure, on a pu lire que L. C. Phoebus l'avait érigée dans ce lieu par décret des décurions.

Près de l'autel de gauche, dans la cour, était une petite loge destinée aux purifications ; quelques bas-reliefs en décoraient les murailles. Deux vases contenant l'eau lustrale se trouvaient en outre placés à l'entrée de la porte intérieure, comme le sont nos bénitiers. Des peintures sur stuc décoraient l'intérieur du temple et représentaient des tableaux de la campagne, des plantes et des animaux de l'Egypte, — la terre sacrée.

J'avais admiré au Musée les richesses qu'on a retirées de ce temple, les lampes, les coupes, les encensoirs, les burettes, les goupillons, les mitres et les crosses brillantes des prêtres, les sistres, les clairons et les cymbales, une Vénus dorée, un Bacchus, des Hermès, des sièges d'argent et d'ivoire, des idoles de basalte et des pavés de mosaïque ornés d'inscriptions et d'emblèmes. La plupart de ces objets, dont la matière et le travail précieux indiquent la richesse du temple, ont été découverts dans le lieu saint le plus retiré, situé derrière le sanctuaire, et où l'on arrive en passant sous cinq arcades. Là, une petite cour oblongue conduit à une chambre qui contenait des ornements sacrés. L'habitation des ministres isiaques, située à gauche du temple, se composait de trois pièces, et l'on trouva dans l'enceinte plusieurs cadavres de ces prêtres à qui l'on suppose que leur religion fit un devoir de ne pas abandonner le sanctuaire.

Ce temple est la ruine la mieux conservée de Pompéi, parce qu'à l'époque où la ville fut ensevelie, il en était le monument le plus nouveau. L'ancien temple avait été renversé quelques années auparavant par un tremblement de terre, et nous voyons là celui qu'on avait rebâti à sa place. — J'ignore si quelqu'une des trois statues d'Isis du Musée de Naples aura été retrouvée dans ce lieu même, mais je les avais admirées la veille, et rien ne m'empêchait, en y joignant le souvenir des deux tableaux, de reconstruire dans ma pensée toute la scène de la cérémonie du soir.

Justement le soleil commençait à s'abaisser vers Caprée, et la lune montait lentement du côté du Vésuve, couvert de son léger dais de fumée. — Je m'assis sur une pierre, en contemplant ces deux astres qu'on avait longtemps adorés dans ce temple sous les noms d'Osiris et d'Isis, et sous des attributs mystiques faisant allusion à leurs diverses phases, et je me sentis pris d'une vive émotion. Enfant d'un siècle sceptique plutôt qu'incrédule, flottant entre deux éducations contraires, celle de la révolution, qui niait tout, et celle de la réaction sociale, qui prétend ramener l'ensemble des croyances chrétiennes, me verrais-je entraîné à tout croire, comme nos pères les philosophes l'avaient été à tout nier ? — Je songeais à ce magnifique préambule des Ruines de Volney, qui fait apparaître le Génie du passé sur les ruines de Palmyre, et qui n'emprunte à des inspirations si hautes que la puissance de détruire pièce à pièce tout l'ensemble des traditions religieuses du genre humain ! Ainsi périssait, sous l'effort de la raison moderne, le Christ lui-même, ce dernier des révélateurs, qui, au nom d'une raison plus haute, avait autrefois dépeuplé les cieux. O nature ! ô mère éternelle ! était-ce là vraiment le sort réservé au dernier de tes fils célestes ? Les mortels en sont-ils venus à repousser toute espérance et tout prestige, et, levant ton voile sacré, déesse de Saïs ! le plus hardi de tes adeptes s'est-il donc trouvé face à face avec l'image de la Mort ?

Si la chute successive des croyances conduisait à ce résultat, ne serait-il pas plus consolant de tomber dans l'excès contraire et d'essayer de se reprendre aux illusions du passé ?

 

4

 

Il est évident que dans les derniers temps le paganisme s'était retrempé dans son origine égyptienne, et tendait de plus en plus à ramener au principe de l'unité les diverses conceptions mythologiques. Cette éternelle Nature, que Lucrèce, le matérialiste, invoquait lui-même sous le nom de Vénus céleste, a été préférablement nommée Cybèle par Julien, Uranie ou Cérès par Plotin, Proclus et Porphyre, — Apulée, lui donnant tous ces noms, l'appelle plus volontiers Isis ; c'est le nom qui, pour lui, résume tous les autres ; c'est l'identité primitive de cette reine du ciel, aux attributs divers, au masque changeant ! Aussi lui apparaît-elle vêtue à l'égyptienne, mais dégagée des allures raides, des bandelettes et des formes naïves du premier temps.

Ses cheveux épais et longs, terminés en boucles, inondent en flottant ses divines épaules ; une couronne multiforme et multiflore pare sa tête, et la lune argentée brille sur son front ; des deux côtés se tordent des serpents parmi de blonds épis, et sa robe aux reflets indécis passe, selon le mouvement de ses plis, de la blancheur la plus pure au jaune de safran, ou semble emprunter sa rougeur à la flamme ; son manteau, d'un noir foncé, est semé d'étoiles et bordé d'une frange lumineuse ; sa main droite tient le sistre, qui rend un son clair, sa main gauche un vase d'or en forme de gondole.

Telle, exhalant les plus délicieux parfums de l'Arabie-Heureuse, elle apparaît à Lucius, et lui dit : « Tes prières m'ont touchée ; moi, la mère de la nature, la maîtresse des éléments, la source première des siècles, la plus grande des divinités, la reine des mânes ; moi, qui confonds en moi-même et les dieux et les déesses ; moi, dont l'univers a adoré sous mille formes l'unique et toute-puissante divinité. Ainsi, l'on me nomme en Phrygie, Cybèle ; à Athènes, Minerve ; en Chypre, Vénus paphienne ; en Crète, Diane dictynne ; en Sicile, Proserpine stygienne ; à Eleusis, l'antique Cérès ; ailleurs, Junon, Bellone, Hécate ou Némésis, tandis que l'Egyptien, qui dans les sciences précéda tous les autres peuples, me rend hommage sous mon vrai nom de la déesse Isis.

« Qu'il te souvienne, dit-elle à Lucius après lui avoir indiqué les moyens d'échapper à l'enchantement dont il est victime, que tu dois me consacrer le reste de ta vie, et, dès que tu auras franchi le sombre bord, tu ne cesseras encore de m'adorer, soit dans les ténèbres de l'Achéron ou dans les Champs-Elysées ; et si, par l'observation de mon culte et par une inviolable chasteté, tu mérites bien de moi, tu sauras que je puis seule prolonger ta vie spirituelle au delà des bornes marquées. » — Ayant prononcé ces adorables paroles, l'invincible déesse disparaît et se recueille dans sa propre immensité.

Certes, si le paganisme avait toujours manifesté une conception aussi pure de la divinité, les principes religieux issus de la vieille terre d'Egypte régneraient encore selon cette forme sur la civilisation moderne. — Mais n'est-il pas à remarquer que c'est aussi de l'Egypte que nous viennent les premiers fondements de la foi chrétienne ? Orphée et Moïse, initiés tous deux aux mystères isiaques, ont simplement annoncé à des races diverses des vérités sublimes, — que la différence des mœurs, des langages et l'espace des temps a ensuite peu à peu altérées ou transformées entièrement. — Aujourd'hui, il semble que le catholicisme lui-même ait subi, selon les pays, une réaction analogue à celle qui avait lieu dans les dernières années du polythéisme. En Italie, en Pologne, en Grèce, en Espagne, chez tous les peuples les plus sincèrement attachés à l'Eglise romaine, la dévotion à la Vierge n'est-elle pas devenue une sorte de culte exclusif ? N'est-ce pas toujours la Mère sainte, tenant dans ses bras l'enfant sauveur et médiateur qui domine les esprits, — et dont l'apparition produit encore des conversions comparables à celle du héros d'Apulée ? Isis n'a pas seulement ou l'enfant dans les bras, ou la croix à la main comme la Vierge : le même signe zodiacal leur est consacré, la lune est sous leurs pieds ; le même nimbe brille autour de leur tête ; nous avons rapporté plus haut mille détails analogues dans les cérémonies ; — même sentiment de chasteté dans le culte isiaque, tant que la doctrine est restée pure ; institutions pareilles d'associations et de confréries. Je me garderai certes de tirer de tous ces rapprochements les mêmes conclusions que Volney et Dupuis. Au contraire, aux yeux du philosophe, sinon du théologien, — ne peut-il pas sembler qu'il y ait eu, dans tous les cultes intelligents, une certaine part de révélation divine ? Le christianisme primitif a invoqué la parole des sibylles et n'a point repoussé le témoignage des derniers oracles, de Delphes. Une évolution nouvelle des dogmes pourrait faire concorder sur certains points les témoignages religieux des divers temps. Il serait si beau d'absoudre et d'arracher aux malédictions éternelles les héros et les sages de l'antiquité !

Loin de moi, certes, la pensée d'avoir réuni les détails qui précèdent en vue seulement de prouver que la religion chrétienne a fait de nombreux emprunts aux dernières formules du paganisme : ce point n'est nié de personne. Toute religion qui succède à une autre respecte longtemps certaines pratiques et formes de culte, qu'elle se borne à harmoniser avec ses propres dogmes. Ainsi la vieille théogonie des Egyptiens et des Pélasges s'était seulement modifiée et traduite chez les Grecs, parée de noms et d'attributs nouveaux ; — plus tard encore, dans la phase religieuse que nous venons de dépeindre, Sérapis, qui était déjà une transformation d'Osiris, en devenait une de Jupiter ; Isis, qui n'avait, pour entrer dans le mythe grec, qu'à reprendre son nom d'Io, fille d'Iacchus, — le fondateur des mystères d'Eleusis, — repoussait désormais le masque bestial, symbole d'une époque de lutte et de servitude. Mais voyez combien d'assimilations aisées le christianisme allait trouver dans ces rapides transformations des dogmes les plus divers ! — Laissons de côté la croix de Sérapis et le séjour aux enfers de ce dieu qui juge les âmes ; — le Rédempteur promis à la terre, et que pressentaient depuis longtemps les poètes et les oracles, est-ce l'enfant Horus allaité par la mère divine, et qui sera le Verbe (logos) des âges futurs ? — Est-ce l'Iacchus-Iésus des mystères d'Eleusis, plus grand déjà, et s'élançant des bras de Déméter, la déesse panthée ? ou plutôt n'est-il pas vrai qu'il faut réunir tous ces modes divers d'une même idée, et que ce fut toujours une admirable pensée théogonique de présenter à l'adoration des hommes une Mère céleste dont l'enfant est l'espoir du monde ?

Et maintenant pourquoi ces cris d'ivresse et de joie, ces chants du ciel, ces palmes qu'on agite, ces gâteaux sacrés qu'on se partage à de certains jours de l'année ? C'est que l'enfant sauveur est né jadis en ce même temps. — Pourquoi ces autres jours de pleurs et de chants lugubres où l'on cherche le corps d'un dieu meurtri et sanglant, — où les gémissements retentissent des bords du Nil aux rives de la Phénicie, des hauteurs du Liban aux plaines où fut Troie ? Pourquoi celui qu'on cherche et qu'on pleure s'appelle-t-il ici Osiris, plus loin Adonis, plus loin Atys ? et pourquoi une autre clameur qui vient du fond de l'Asie cherche-t-elle aussi dans les grottes mystérieuses les restes d'un dieu immolé ? — Une femme divinisée, mère, épouse ou amante, baigne de ses larmes ce corps saignant et défiguré, victime d'un principe hostile qui triomphe par sa mort, mais qui sera vaincu un jour ! La victime céleste est présentée par le marbre ou la cire, avec ses chairs ensanglantées, avec ses plaies vives, que les fidèles viennent toucher et baiser pieusement. Mais le troisième jour tout change : le corps a disparu, l'immortel s'est révélé ; la joie succède aux pleurs, l'espérance renaît sur la terre, c'est la fête renouvelée de la jeunesse et du printemps.

Voilà le culte oriental, primitif et postérieur à la fois aux fables de la Grèce, qui avait fini par envahir et absorber peu à peu le domaine des dieux d'Homère. Le ciel mythologique rayonnait d'un trop pur éclat, il était d'une beauté trop précise et trop nette, il respirait trop le bonheur, l'abondance et la sérénité, il était, en un mot, trop bien conçu au point de vue des gens heureux, des peuples riches et vainqueurs, pour s'imposer longtemps au monde agité et souffrant. — Les Grecs l'avaient fait triompher par la victoire dans cette lutte presque cosmogonique qu'Homère a chantée, et depuis encore la force et la gloire des dieux s'étaient incarnées dans les destinées de Rome, — mais la douleur et l'esprit de vengeance agissaient sur le reste du monde, qui ne voulait plus s'abandonner qu'aux religions du désespoir. — La philosophie accomplissait d'autre part un travail d'assimilation et d'unité morale ; la chose attendue dans les esprits se réalisa dans l'ordre des faits. Cette Mère divine, ce Sauveur, qu'une sorte de mirage prophétique avait annoncés çà et là d'un bout à l'autre du monde, apparurent enfin comme le grand jour qui succède aux vagues clartés de l'aurore.



On trouve le texte intégral sur Wikisource.

Isis a été inclus dans Les Filles du feu en 1854.

Les parties 1 à 3 du texte sont reproduites dans Pompei : Le rêve sous les ruines, Presses de la Cité, 1992 (recueil de romans, nouvelles et autres textes réunis sous la direction de Claude Aziza, publié dans la collection Omnibus).

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27 juin 2009 6 27 /06 /juin /2009 15:33

Morceaux choisis :

Pouzzoles et la Solfatare (4 janvier 1804)
Le Vésuve (5 janvier 1804)
Herculanum, Portici, Pompeia (11 janvier 1804)
A M. de Fontanes (10 janvier 1804)
Notice sur les fouilles de Pompéi

Source : Wikisource

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27 juin 2009 6 27 /06 /juin /2009 15:32

 

On découvrit d’abord les deux théâtres, ensuite le temple d’Isis et celui d’Esculape, la maison de campagne d’Arrius Diomédès, et plusieurs tombeaux. Durant le temps que Naples fut gouverné par un roi sorti des rangs de l’armée française, les murailles de la ville, la rue des tombeaux, plusieurs vues de l’intérieur de la ville, la basilique, l’amphithéâtre et le forum furent découverts. Le roi de Naples a fait continuer les travaux ; et comme les fouilles sont conduites avec beaucoup de régularité et se font dans le louable dessein de découvrir la ville plutôt que de chercher des trésors enfouis, chaque jour ajoute aux connaissances déjà acquises sur cet objet, si intéressant et presque inépuisable.

La ville de Pompéi, située à peu près à quatorze milles au sud-est de Naples, était bâtie en partie sur une éminence qui dominait une plaine fertile, et qui s’est considérablement accrue par l’immense quantité de matières volcaniques dont le Vésuve l’a recouverte. Les murailles de la ville et les murs de ses édifices ont retenu dans leur enceinte toutes les matières que le volcan y vomissait, et empêché les pluies de les emporter ; de sorte que l’étendue de ces constructions est très distinctement marquée par le monticule qu’ont formé l’amas des pierres ponces et l’accumulation graduelle de terre végétale qui le couvrent.

L’éminence sur laquelle Pompéi fut bâtie doit avoir été formée à une époque très reculée ; elle est composée de produits volcaniques vomis par le Vésuve.

On a conjecturé que la mer avait autrefois baigné les murs de Pompéi, et qu’elle venait jusqu’à l’endroit où passe aujourd’hui le chemin de Salerne. Strabon dit en effet que cette ville servait d’arsenal maritime à plusieurs villes de la Campanie, ajoutant qu’elle est près du Sarno, fleuve sur lequel les marchandises peuvent descendre et remonter.

Plusieurs faits que l’on observe à Pompéi sembleraient incompréhensibles si l’on ne se rappelait pas que la destruction de cette ville a été l’ouvrage de deux catastrophes distinctes : l’une en l’an 63 de J.C., par un tremblement de terre ; l’autre, seize ans plus tard, par une éruption du Vésuve. Ses habitants commençaient à réparer les dommages causés par la première, lorsque les signes précurseurs de la seconde les forcèrent d’abandonner un lieu qui ne tarda pas à être enseveli sous un déluge de cendres et de matières volcaniques.

Cependant des débris d’ouvrages en briques indiquaient sa position. Il conserva, sans doute pendant longtemps, un reste de population dans son voisinage, puisque Pompéi est indiqué dans l’ Ititiéraire d’Antonin et sur la carte de Peutinger. Au XIIIe siècle, les comtes de Sarno firent creuser un canal dérivé du Sarno ; il passait sous Pompéi, mais on ignorait sa position ; enfin, en 1748, un laboureur ayant trouvé une statue en labourant son champ, cette circonstance engagea le gouvernement napolitain à ordonner des fouilles.

À l’époque des premiers travaux, on versait dans la partie que l’on venait de déblayer les décombres que l’on retirait de celle que l’on s’occupait de découvrir ; et, après qu’on en avait enlevé les peintures à fresque, les mosaïques et autres objets curieux, on comblait de nouveau l’espace débarrassé : aujourd’hui l’on suit un système différent.

Quoique les fouilles n’aient pas offert de grandes difficultés par le peu d’efforts que le terrain exige pour être creusé, il n’y a pourtant qu’une septième partie de la ville de déterrée. Quelques rues sont de niveau avec le grand chemin qui passe le long des murs, dont le circuit est d’environ seize cents toises.

En arrivant par Herculanum, le premier objet qui frappe l’attention est la maison de campagne d’Arrius Diomédès, située dans le faubourg. Elle est d’une très jolie construction, et si bien conservée quoiqu’il y manque un étage, qu’elle peut donner une idée exacte de la manière dont les anciens distribuaient l’intérieur de leurs demeures. Il suffirait d’y ajouter des portes et des fenêtres pour la rendre habitable ; plusieurs chambres sont très petites, le propriétaire était cependant un homme opulent. Dans d’autres maisons de gens moins riches, les chambres sont encore plus petites. Le plancher de la maison d’Arrius Diomédès est en mosaïques ; tous les appartements n’ont pas de fenêtres, plusieurs ne reçoivent du jour que par la porte. On ignore quelle est la destination de beaucoup de petits passages et de recoins. Les amphores qui contenaient le vin sont encore dans la cave, le pied posé dans le sable, et appuyées contre le mur.

La rue des tombeaux offre, à droite et à gauche, les sépultures des principales familles de la ville ; la plupart sont de petite dimension, mais construites avec beaucoup de goût.

Les rues de Pompéi ne sont pas larges, n’ayant que quinze pieds d’un côté à l’autre, et les trottoirs les rendent encore plus étroites ; elles sont pavées en pierre de lave grise et de formes irrégulières, comme les anciennes voies romaines : on y voit encore distinctement la trace des roues. Il ne reste aux maisons qu’un rez-de-chaussée, mais les débris font voir que quelques-unes avaient plus d’un étage ; presque toutes ont une cour intérieure, au milieu de laquelle est un impluvium ou réservoir pour l’eau de pluie, qui allait ensuite se rendre dans une citerne contiguë. La plupart des maisons étaient ornées de pavés mosaïques, et de parois généralement peintes en rouge, en bleu et en jaune. Sur ce fond, l’on avait peint de jolies arabesques et des tableaux de diverses grandeurs. Les maisons ont généralement une chambre de bains, qui est très commode ; souvent les murs sont doubles, et l’espace intermédiaire est vide : il servait à préserver la chambre de l’humidité.

Les boutiques des marchands de denrées, liquides et solides, offrent des massifs de pierre souvent revêtus de marbre, et dans lesquels les vaisseaux qui contenaient les denrées étaient maçonnés.

On a pensé que le genre de commerce qui se faisait dans quelques maisons était désigné par des figures qui sont sculptées sur le mur extérieur ; mais il paraît que ces emblèmes indiquaient plutôt le génie sous la protection duquel la famille était placée.

Les fours et les machines à moudre le grain font connaître les boutiques des boulangers. Ces machines consistent en une pierre à base ronde ; son extrémité supérieure est conique et s’adapte dans le creux d’une autre pierre qui est de même creusée en entonnoir dans sa partie supérieure : on faisait tourner la pierre d’en haut par le moyen de deux anses latérales que traversaient des barres de bois. Le grain, versé dans 1’entonnoir supérieur tombait par un trou entre l’entonnoir renversé et la pierre conique. Le mouvement de rotation le réduisait en farine.

Les édifices publics, tels que les temples et les théâtres, sont en général les mieux conservés, et par conséquent ce qu’il y a jusqu’à présent de plus intéressant dans Pompéi.

Le petit théâtre, qui, d’après des inscriptions, servait aux représentations comiques, est en bon état ; il peut contenir quinze cents spectateurs : il y a dans le grand de la place pour plus de six mille personnes.

De tous les amphithéâtres anciens, celui de Pompéi est un des moins dégradés. En enlevant les décombres, on y a trouvé, dans des corridors qui font le tour de l’arène, des peintures qui brillaient des couleurs les plus vives ; mais à peine frappées du contact de l’air extérieur, elles se sont altérées. On aperçoit encore des vestiges d’un lion, et un joueur de trompette vêtu d’un costume bizarre. Les inscriptions qui avaient rapport aux différents spectacles sont un monument très curieux.

On peut suivre sur le plan les murailles de la ville ; c’est le meilleur moyen de se faire une idée de sa forme et de son étendue.

" Ces remparts, dit M. Mazois, étaient composés d’un terre-plein terrasse et d’un contre-mur ; ils avaient quatorze pieds de largeur, et l’on y montait par des escaliers assez spacieux pour laisser passage à deux soldats de front. Ils sont soutenus, du côté de la ville, ainsi que du côté de la campagne, par un mur en pierre de taille. Le mur extérieur devait avoir environ vingt-cinq pieds d’élévation ; celui de l’intérieur surpassait le rempart en hauteur d’environ huit pieds. L’un et l’autre sont construits de l’espèce de lave qu’on appelle piperino, à l’exception de quatre ou cinq premières assises du mur extérieur, qui sont en pierre de roche ou travertin grossier. Toutes les pierres en sont parfaitement bien jointes : le mortier est en effet peu nécessaire dans les constructions faites avec des matériaux d’un grand échantillon. Ce mur extérieur est partout plus ou moins incliné vers le rempart ; les premières assises sont, au contraire, en retraite l’une sur l’autre.

" Quelques-unes des pierres, surtout celles de ces premières assises, sont entaillées et encastrées l’une dans l’autre de manière à se maintenir mutuellement. Comme cette façon de construire remonte à une haute antiquité, et qu’elle semble avoir suivi les constructions pélasgiques ou cyclopéennes, dont elle conserve quelques traces, on peut conjecturer que la partie des murs de Pompéi bâtie ainsi, est un ouvrage des Osques, ou du moins des premières colonies grecques qui vinrent s’établir dans la Campanie.

" Les deux murs étaient crénelés de manière que vus du côté de la campagne ils présentaient l’apparence d’une double enceinte de remparts.

" Ces murailles sont dans un grand désordre, que l’on ne peut pas attribuer uniquement aux tremblements de terre qui précédèrent l’éruption de 79. Je pense, ajoute M. Mazois, que Pompéi a dû être démantelé plusieurs fois ; comme le prouvent les brèches et les réparations qu’on y remarque. Il paraît même que ces fortifications n’étaient plus regardées depuis longtemps comme nécessaires, puisque du côté où était le port les habitations sont bâties sur les murs, que l’on a en plusieurs endroits abattus à cet effet.

" Ces murs sont surmontés de tours, qui ne paraissent pas d’une si haute antiquité : leur construction indique qu’elles sont du même temps que les réparations faites aux murailles ; elles sont de forme quadrangulaire, servent en même temps de poterne, et sont placées à des distances inégales les unes des autres.

" Il paraît que la ville n’avait pas de fossés, au moins du côté où l’on a fouillé ; car les murs, en cet endroit, étaient assis sur un terrain escarpé. "

On voit que par leur genre de construction les remparts sont les monuments qui résisteront le mieux à l’action du temps. Malgré l’attention extrême avec laquelle on a cherché à conserver ceux qui ont été découverts, l’exposition à l’air, dont ils ont été préservés depuis si longtemps, les a endommagés. Les pluies d’hiver, extrêmement abondantes dans l’Europe méridionale, font pénétrer graduellement l’humidité entre les briques et leur revêtement. Il y croît des mousses, puis des plantes qui déjoignent les briques. Pour éviter la dégradation on a couvert les murs avec des tuiles, et placé des toits au-dessus des édifices.

Le plan indique cinq portes, désignées chacune par un nom qui n’a été donné que depuis la découverte de la ville, et qui n’est fondé sur aucun monument. La porte de Nola, la plus petite de toutes, est la seule dont l’arcade soit conservée. La porte la plus proche du forum, ou quartier des soldats, est celle par laquelle on entre : elle a été construite d’après l’antique.

Quelques personnes avaient pensé qu’au lieu d’enlever de Pompéi les divers objets que l’on y a trouvés, et d’en former un muséum à Portici, l’on aurait mieux fait de les laisser à leur place, ce qui aurait représenté une ville ancienne avec tout ce qu’elle contenait. Cette idée est spécieuse, et ceux qui la proposaient n’ont pas réfléchi que beaucoup de choses se seraient gâtées par le contact de l’air, et qu’indépendamment de cet inconvénient on aurait couru le risque de voir plusieurs objets dérobés par des voyageurs peu délicats ; c’est ce qui n’arrive que trop souvent. Il faudrait, pour songer même à meubler quelques maisons, que l’enceinte de la ville fût entièrement déblayée, de manière à être bien isolée, et à ne pas offrir la facilité d’y descendre de dessus les terrains environnants ; alors on fermerait les portes, et Pompéi ne serait plus exposé à être pillé par des pirates terrestres.

L’on n’a eu dessein dans cette Notice que de donner une idée succincte de l’état des fouilles de Pompéi en 1817. Pour bien connaître ce lieu remarquable, il faut consulter le bel ouvrage de M. Mazois [Ruines de Pompéi, in-fol. (N.d.A.)]. L’on trouve aussi des renseignements précieux dans un livre que M. le comte de Clarac, conservateur des antiques, publia étant à Naples. Ce livre, intitulé Pompéi, n’a été tiré qu’à un petit nombre d’exemplaires, et n’a pas été mis en vente. M. de Clarac y rend un compte très instructif de plusieurs fouilles qu’il a dirigées.

Il est d’autant plus nécessaire de ne consulter sur cet objet intéressant que des ouvrages faits avec soin, que trop souvent des voyageurs, ou même des écrivains qui n’ont jamais vu Pompéi, répètent avec confiance les contes absurdes débités par les ciceroni. Quelques journaux quotidiens de Paris ont dernièrement transcrit un article du Courrier de Londres, dans lequel M. W... abusait étrangement du privilège de raconter des choses extraordinaires. Il était question, dans son récit, d’argent trouvé dans le tiroir d’un comptoir, d’une lance encore appuyée contre un mur, d’épigrammes tracées sur les colonnes du quartier des soldats, de rues toutes bordées d’édifices publics.

Ces niaiseries ont engagé M. M..., qui a suivi pendant douze ans les fouilles de Pompéi, à communiquer au Journal des Débats, du 18 février 1821, des observations extrêmement sensées.

" Il est sans doute permis, dit M. M..., à ceux qui visitent Pompéi d’écouter tous les contes que font les ciceroni ignorants et intéressés, afin d’obtenir des étrangers qu’ils conduisent quelques pièces de monnaie ; il est même très permis d’y ajouter foi, mais il y a plus que de la simplicité à les rapporter naïvement comme des vérités et à les insérer dans les journaux les plus répandus.

" La relation de M. W... me rappelle que le chevalier Coghell, ayant vu au Muséum de la reine de Naples des artoplas, ou tourtières pour faire cuire le pain, les prit pour des chapeaux, et écrivit à Londres qu’on avait trouvé à Pompéi des chapeaux de bronze extrêmement légers.

" Les fouilles de Pompéi sont d’un intérêt trop général, les découvertes qu’elles procurent sont trop précieuses sous le rapport de l’histoire de l’art et de la vie privée des anciens, pour qu’on laisse publier des relations niaises et erronées, sans avertir le public du peu de foi qu’elles méritent. "

Lettre de M. Taylor à M. C. Nodier sur les villes de Pompéi et d’Herculanum.

" Herculanum et Pompéi sont des objets si importants pour l’histoire de l’antiquité, que pour bien les étudier il faut y vivre, y demeurer.

" Pour suivre une fouille très curieuse je me suis établi dans la maison de Diomède ; elle est à la porte de la ville, près de la voie des tombeaux, et si commode, que je l’ai préférée aux palais qui sont près du forum. Je demeure à côté de la maison de Salluste.

" On a beaucoup écrit sur Pompéi, et l’on s’est souvent égaré. Par exemple, un savant, nommé Matorelli, fut employé pendant deux années à faire un mémoire énorme pour prouver que les anciens n’avaient pas connu le verre de vitre, et quinze jours après la publication de son in-folio on découvrit une maison où il y avait des vitres à toutes les fenêtres. Il est cependant juste de dire que les anciens n’aimaient pas beaucoup les croisées ; le plus communément le jour venait par la porte ; mais enfin chez les patriciens il y avait de très belles glaces aux fenêtres, aussi transparentes que notre verre de Bohême, et les carreaux étaient joints avec des listels de bronze de bien meilleur goût que nos traverses en bois.

" Un voyageur de beaucoup d’esprit et de talent, qui a publié des lettres sur la Morée, et un grand nombre d’autres voyageurs, trouvent extraordinaire que les constructions modernes de l’Orient soient absolument semblables à celles de Pompéi. Avec un peu de réflexion, cette ressemblance paraîtrait toute naturelle. Tous les arts nous viennent de l’Orient ; c’est ce qu’on ne saurait trop répéter aux hommes qui ont le désir d’étudier et de s’éclairer.

" Les fouilles se continuent avec persévérance et avec beaucoup d’ordre et de soin : on vient de découvrir un nouveau quartier et des thermes superbes. Dans une des salles, j’ai particulièrement remarqué trois sièges en bronze, d’une forme tout à fait inconnue, et de la plus belle conservation. Sur l’un d’eux était placé le squelette d’une femme, dont les bras étaient couverts de bijoux, en outre des bracelets d’or, dont la forme était déjà connue ; j’ai détaché un collier qui est vraiment d’un travail miraculeux. Je vous assure que nos bijoutiers les plus experts ne pourraient rien faire de plus précieux ni d’un meilleur goût.

" Il est difficile de peindre le charme que l’on éprouve à toucher ces objets sur les lieux mêmes où ils ont reposé tant de siècles, et avant que le prestige ne soit tout à fait détruit. Une des croisées était couverte de très belles vitres, que l’on vient de faire remettre au musée de Naples.

" Tous les bijoux ont été portés chez le roi. Sous peu de jours ils seront l’objet d’une exposition publique.

" Pompéi a passé vingt siècles dans les entrailles de la terre ; les nations ont passé sur son sol ; ses monuments sont restés debout, et tous ses ornements intacts. Un contemporain d’Auguste, s’il revenait, pourrait dire : " Salut, ô ma patrie ! ma demeure est la seule sur la terre qui ait conservé sa forme, et jusqu’aux moindres objets de mes affections.. Voici ma couche ; voici mes auteurs favoris. Mes peintures sont encore aussi fraîches qu’au jour où un artiste ingénieux en orna ma demeure. Parcourons la ville, allons au théâtre ; je reconnais la place où pour la première fois j’applaudis aux belles scènes de Térence et d’ Euripide.

" Rome n’est qu’un vaste musée ; Pompéi est une antiquité vivante. "

 

Note

Non seulement on m’avait dit que ce tombeau existait, mais j’avais lu les circonstances de ce que je rapporte ici dans je ne sais plus quel voyageur. Cependant les raisons suivantes me font douter de la vérité des faits :

l° Il me paraît que Scipion, malgré les justes raisons de plainte qu’il avait contre Rome, aimait trop sa patrie pour avoir voulu qu’on gravât cette inscription sur son tombeau : cela semble contraire à tout ce que nous connaissons du génie des anciens.

2° L’inscription rapportée est conçue presque littéralement dans les termes de l’imprécation que Tite-Live fait prononcer à Scipion en sortant de Rome : ne serait-ce pas là la source de l’erreur ?

3° Plutarque raconte que l’on trouva près de Gaète une urne de bronze dans un tombeau de martre, où les cendres de Scipion devaient avoir été renfermées, et qui portait une inscription très différente de celle dont il s’agit.

4° L’ancienne Literne ayant pris le nom de Patria, cela a pu donner naissance à ce qu’on a dit du mot patria, resté seul de toute l’inscription du tombeau. Ne serait-ce pas, en effet, un hasard fort singulier que le lieu se nommât Patria, et que le mot patria se trouvât aussi sur le monument de Scipion ? à moins que l’on ne suppose que l’un a pris son nom de l’autre.

Il se peut faire toutefois que des auteurs que je ne connais pas aient parlé de cette inscription de manière à ne laisser aucun doute : il y a même une phrase dans Plutarque qui semble favorable à l’opinion que je combats. Un homme du plus grand mérite, et qui m’est d’autant plus cher qu’il est fort malheureux (M. Bertin l’aîné, que je puis nommer aujourd’hui. Il était alors exilé et persécuté par Buonaparte, pour son dévouement à la maison de Bourbon.), a fait, presque en même temps que moi, le voyage de Patria. Nous avons souvent causé ensemble de ce lieu célèbre ; je ne suis pas bien sûr qu’il m’ait dit avoir vu lui-même le tombeau et le mot (ce qui trancherait la difficulté), ou s’il m’a seulement raconté la tradition populaire. Quant à moi, je n’ai point trouvé le monument, et je n’ai vu que les ruines de la villa, qui sont très peu de chose.

Plutarque parle de l’opinion de ceux qui plaçaient le tombeau de Scipion auprès de Rome ; mais ils confondaient évidemment le tombeau des Scipions et le tombeau de Scipion. Tite-Live affirme que celui-ci était à Literne, qu’il était surmonté d’une statue, laquelle fut abattue par une tempête, et que lui, Tite-Live, avait vu cette statue. On savait d’ailleurs par Sénèque, Cicéron et Pline, que l’autre tombeau, c’est-à-dire celui des Scipions, avait existé en effet à une des portes de Rome. Il a été découvert sous Pie VI ; on en a transporté les inscriptions au musée du Vatican ; parmi les noms des membres de la famille des Scipions trouvés dans le monument, celui de l’Africain manque. (N.d.A.)

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27 juin 2009 6 27 /06 /juin /2009 15:09

Rome, le 10 janvier 1804

 

J’arrive de Naples, mon cher ami, et je vous porte un fruit de mon voyage, sur lequel vous avez des droits : quelques feuilles du laurier du tombeau de Virgile. " Tenet nunc Parthenope.1 " Il y a longtemps que j’aurais dû vous parler de cette terre classique, faite pour intéresser un génie tel que le vôtre ; mais diverses raisons m’en ont empêché. Cependant je ne veux pas quitter Rome sans vous dire au moins quelques mots de cette ville fameuse. Nous étions convenus que je vous écrirais au hasard et sans suite tout ce que je penserais de l’Italie, comme je vous disais autrefois l’impression que faisaient sur mon cœur les solitudes du Nouveau Monde. Sans autre préambule, je vais donc essayer de vous peindre les dehors de Rome, ses campagnes et ses ruines.

Vous avez lu tout ce qu’on a écrit sur ce sujet ; mais je ne sais si les voyageurs vous ont donné une idée bien juste du tableau que présente la Campagne de Rome. Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l’Écriture ; un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol. On croit y entendre retentir cette malédiction du prophète : Venient tibi duo haec subito in die una : sterilitas et viduitas [" Deux choses te viendront à la fois dans un seul jour : stérilité et veuvage. " Isaïe. (N.d.A.)]. Vous apercevez çà et là quelques bouts de voies romaines dans des lieux où il ne passe plus personne, quelques traces desséchées des torrents de l’hiver : ces traces, vues de loin, ont elles-mêmes l’air de grands chemins battus et fréquentés, et elles ne sont que le lit désert d’une onde orageuse qui s’est écoulée comme le peuple romain. À peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s’élèvent des ruines d’aqueducs et de tombeaux ; ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d’une terre composée de la poussière des morts et des débris des empires. Souvent dans une grande plaine j’ai cru voir de riches moissons ; je m’en approchais : des herbes flétries avaient trompé mon oeil. Parfois sous ces moissons stériles vous distinguez les traces d’une ancienne culture. Point d’oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres, point de mugissements de troupeaux, point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montrent sur la nudité des champs ; les fenêtres et les portes en sont fermées ; il n’en sort ni fumée, ni bruit, ni habitants. Une espèce de sauvage, presque nu, pâle et miné par la fièvre, garde ces tristes chaumières, comme les spectres qui, dans nos histoires gothiques, défendent l’entrée des châteaux abandonnés. Enfin, l’on dirait qu’aucune nation n’a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale, et que ces champs sont tels que les a laissés le soc de Cincinnatus ou la dernière charrue romaine.

C’est du milieu de ce terrain inculte que domine et qu’attriste encore un monument appelé par la voix populaire le Tombeau de Néron [Le Véritable tombeau de Néron était à la porte du Peuple, dans l’endroit même où l’on a bâti depuis l’église de Santa Maria del Popolo. (N.d.A.)], que s’élève la grande ombre de la ville éternelle. Déchue de sa puissance terrestre, elle semble, dans son orgueil, avoir voulu s’isoler : elle s’est séparée des autres cités de la terre ; et, comme une reine tombée du trône, elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude.

Il me serait impossible de vous dire ce qu’on éprouve lorsque Rome vous apparaît tout à coup au milieu de ses royaumes vides, inania regna, et qu’elle a l’air de se lever pour vous de la tombe où elle était couchée. Tâchez de vous figurer ce trouble et cet étonnement qui saisissaient les prophètes lorsque Dieu leur envoyait la vision de quelque cité à laquelle il avait attaché les destinées de son peuple : Quasi aspectus splendoris [" C’était comme une vision de splendeur. " Ezéch. (N.d.A.)]. La multitude des souvenirs, l’abondance des sentiments vous oppressent ; votre âme est bouleversée à l’aspect de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde, comme héritière de Saturne et de Jacob [Montaigne décrit ainsi la campagne de Rome, telle qu’elle était il y a environ deux cents ans :

" Nous avions loin, sur notre main gauche, l’Apennin, le prospect du pays mal plaisant, bossé, plein de profondes fondasses, incapable d’y recevoir nulle conduite de gens de guerre en ordonnance ; le terroir nu, sans arbres, une bonne partie stérile, le pays fort ouvert tout autour, et plus de dix milles à la ronde ; et quasi tout de cette sorte, fort peu peuplé de maisons. " (N.d.A.)].

Vous croirez peut-être, mon cher ami, d’après cette description, qu’il n’y a rien de plus affreux que les campagnes romaines ? Vous vous tromperiez beaucoup ; elles ont une inconcevable grandeur : on est toujours prêt, en les regardant, à s’écrier avec Virgile :

Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus,

Magna virum ! [" Salut, terre féconde, terre de Saturne, mère des grands hommes ! " (N.d.A.)] 2

Si vous les voyez en économiste, elles vous désoleront ; si vous les contemplez en artiste, en poète, et même en philosophe, vous ne voudriez peut-être pas qu’elles fussent autrement. L’aspect d’un champ de blé ou d’un coteau de vignes ne vous donnerait pas d’aussi fortes émotions que la vue de cette terre dont la culture moderne n’a pas rajeuni le sol, et qui est demeurée antique comme les ruines qui la couvrent.

Rien n’est comparable pour la beauté aux lignes de l’horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la campagne prennent la forme d’une arène, d’un cirque, d’un hippodrome ; les coteaux sont taillés en terrasses, comme si la main puissante des Romains avait remué toute cette terre. Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu’ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n’y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages dans lesquelles il ne s’insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux : toutes les surfaces, au moyen d’une gradation insensible de couleurs, s’unissent par leurs extrémités, sans qu’on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l’autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? Eh bien, c’est la lumière de Rome !

Je ne me lassais point de voir à la villa Borghèse le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius et sur les pins de la villa Pamphili, plantés par Le Nôtre. J’ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte-Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et d’opale, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d’une teinte violette et purpurine. Quelquefois de beaux nuages comme des chars légers, portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l’apparition des habitants de l’Olympe sous ce ciel mythologique ; quelquefois l’antique Rome semble avoir étendu dans l’occident toute la pourpre de ses consuls et de ses césars, sous les derniers pas du dieu du jour. Cette riche décoration ne se retire pas aussi vite que dans nos climats : lorsque vous croyez que ses teintes vont s’effacer, elle se ranime sur quelque autre point de l’horizon ; un crépuscule succède à un crépuscule, et la magie du couchant se prolonge. Il est vrai qu’à cette heure du repos des campagnes l’air ne retentit plus de chants bucoliques ; les bergers n’y sont plus, Dulcia linquimus arva ! mais on voit encore les grandes victimes du Clytumne, des bœufs blancs ou des troupeaux de cavales demi-sauvages qui descendent au bord du Tibre et viennent s’abreuver dans ses eaux. Vous vous croiriez transporté au temps des vieux Sabins ou au siècle de l’Arcadien Evandre, poimenex laiwn (Homère [" Pasteurs des peuples. " - (N.d.A.)] ), alors que le Tibre s’appelait Albula [Vid. Tit.Liv. (N.d.A.)], et que le pieux Énée remonta ses ondes inconnues.

Je conviendrai toutefois que les sites de Naples sont peut-être plus éblouissants que ceux de Rome : lorsque le soleil enflammé, ou que la lune large et rougie, s’élève au-dessus du Vésuve, comme un globe lancé par le volcan, la baie de Naples avec ses rivages bordés d’orangers, les montagnes de la Pouille, l’île de Caprée, la côte du Pausilippe, Baïes, Misène, Cumes, l’Averne, les champs Élysées, et toute cette terre virgilienne, présentent un spectacle magique ; mais il n’a pas selon moi le grandiose de la campagne romaine. Du moins est-il certain que l’on s’attache prodigieusement à ce sol fameux. Il y a deux mille ans que Cicéron se croyait exilé sous le ciel de l’Asie, et qu’il écrivait à ses amis : Urbem, mi Rufi, cole ; in ista luce vive [" C’est à Rome qu’il faut habiter, mon cher Rufus, c’est à cette lumière qu’il faut vivre. " Je crois que c’est dans le premier ou dans le second livre des Épîtres familières. Comme j’ai cité partout de mémoire, on voudra bien me pardonner s’il se trouve quelque inexactitude dans les citations. (N.d.A.)]. Cet attrait de la belle Ausonie est encore le même. On cite plusieurs exemples de voyageurs qui, venus à Rome dans le dessein d’y passer quelques jours, y sont demeurés toute leur vie. Il fallut que le Poussin vînt mourir sur cette terre des beaux paysages : au moment même où je vous écris, j’ai le bonheur d’y connaître M. d’Agincourt, qui y vit seul depuis vingt-cinq ans, et qui promet à la France d’avoir aussi son Winckelman.

Quiconque s’occupe uniquement de l’étude de l’antiquité et des arts, ou quiconque n’a plus de liens dans la vie, doit venir demeurer à Rome. Là il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et qui occupera son cœur, des promenades qui lui diront toujours quelque chose. La pierre qu’il foulera aux pieds lui parlera, la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S’il est malheureux, s’il a mêlé les cendres de ceux qu’il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d’un ami vertueux, du charmant tombeau de Cecilia Metella au modeste cercueil d’une femme infortunée ! Il pourra croire que ces mânes chéris se plaisent à errer autour de ces monuments avec l’ombre de Cicéron, pleurant encore sa chère Tullie, ou d’Agrippine encore occupée de l’urne de Germanicus. S’il est chrétien, ah ! comment pourrait-il alors s’arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette terre qui a vu naître un second empire, plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puissance que celui qui l’a précédé, de cette terre où les amis que nous avons perdus, dormant avec les martyrs aux catacombes, sous l’oeil du Père des fidèles, paraissent devoir se réveiller les premiers dans leur poussière et semblent plus voisins des cieux ?

Quoique Rome, vue intérieurement, offre l’aspect de la plupart des villes européennes, toutefois elle conserve encore un caractère particulier : aucune autre cité ne présente un pareil mélange d’architecture et de ruines, depuis le Panthéon d’Agrippa jusqu’aux murailles de Bélisaire, depuis les monuments apportés d’Alexandrie jusqu’au dôme élevé par Michel-Ange. La beauté des femmes est un autre trait distinctif de Rome : elles rappellent par leur port et leur démarche les Clélie et les Cornélie ; on croirait voir des statues antiques de Junon ou de Pallas descendues de leur piédestal et se promenant autour de leurs temples. D’une autre part, on retrouve chez les Romains ce ton des chairs auquel les peintres ont donné le nom de couleur historique, et qu’ils emploient dans leurs tableaux. Il est naturel que des hommes dont les aïeux ont joué un si grand rôle sur la terre aient servi de modèle ou de type aux Raphael et aux Dominiquin pour représenter les personnages de l’histoire.

Une autre singularité de la ville de Rome, ce sont les troupeaux de chèvres, et surtout ces attelages de grands bœufs aux cornes énormes, couchés au pied des obélisques égyptiens, parmi les débris du Forum et sous les arcs où ils passaient autrefois pour conduire le triomphateur romain à ce Capitole que Cicéron appelle le conseil public de l’univers :

Romaneos ad templa deum duxere triomphos.

À tous les bruits ordinaires des grandes cités se mêle ici le bruit des eaux que l’on entend de toutes parts, comme si l’on était auprès des fontaines de Blandusie ou d’Égérie. Du haut des collines renfermées dans l’enceinte de Rome, ou à l’extrémité de plusieurs rues, vous apercevez la campagne en perspective, ce qui mêle la ville et les champs d’une manière pittoresque. En hiver les toits des maisons sont couverts d’herbes, comme les toits de chaume de nos paysans. Ces diverses circonstances contribuent à donner à Rome je ne sais quoi de rustique, qui va bien à son histoire : ses premiers dictateurs conduisaient la charrue ; elle dut l’empire du monde à des laboureurs, et le plus grand de ses poètes ne dédaigna pas d’enseigner l’art d’Hésiode aux enfants de Romulus :

Ascraeumque cano romans per oppida carmen.

Quant au Tibre, qui baigne cette grande cité et qui en partage la gloire, sa destinée est tout à fait bizarre. Il passe dans un coin de Rome comme s’il n’y était pas ; on n’y daigne pas jeter les yeux, on n’en parle jamais, on ne boit point ses eaux, les femmes ne s’en servent pas pour laver ; il se dérobe entre de méchantes maisons qui le cachent, et court se précipiter dans la mer, honteux de s’appeler le Tevere.

Il faut maintenant, mon cher ami, vous dire quelque chose de ces ruines dont vous m’avez recommandé de vous parler, et qui font une si grande partie des dehors de Rome : je les ai vues en détail, soit à Rome, soit à Naples, excepté pourtant les temples de Poestum, que je n’ai pas eu le temps de visiter. Vous sentez que ces ruines doivent prendre différents caractères, selon les souvenirs qui s’y attachent.

Dans une belle soirée du mois de juillet dernier, j’étais allé m’asseoir au Colisée, sur la marche d’un des autels consacrés aux douleurs de la Passion. Le soleil qui se couchait versait des fleuves d’or par toutes ces galeries où roulait jadis le torrent des peuples ; de fortes ombres sortaient en même temps de l’enfoncement des loges et des corridors, ou tombaient sur la terre en larges bandes noires. Du haut des massifs de l’architecture, j’apercevais, entre les ruines du côté droit de l’édifice, le jardin du palais des césars, avec un palmier qui semble être placé tout exprès sur ces débris pour les peintres et les poètes. Au lieu des cris de joie que des spectateurs féroces poussaient jadis dans cet amphithéâtre, en voyant déchirer des chrétiens par des lions, on n’entendait que les aboiements des chiens de l’ermite qui garde ces ruines. Mais aussitôt que le soleil disparut à l’horizon, la cloche du dôme de Saint-Pierre retentit sous les portiques du Colisée. Cette correspondance établie par des sons religieux entre les deux plus grands monuments de Rome païenne et de Rome chrétienne me causa une vive émotion : je songeai que l’édifice moderne tomberait comme l’édifice antique ; je songeai que les monuments se succèdent comme les hommes qui les ont élevés ; je rappelai dans ma mémoire que ces mêmes Juifs qui, dans leur première captivité, travaillèrent aux pyramides de l’Égypte et aux murailles de Babylone, avaient, dans leur dernière dispersion, bâti cet énorme amphithéâtre. Les voûtes qui répétaient les sons de la cloche chrétienne étaient l’ouvrage d’un empereur païen marqué dans les prophéties pour la destruction finale de Jérusalem. Sont-ce là d’assez hauts sujets de méditation, et croyez-vous qu’une ville où de pareils effets se reproduisent à chaque pas soit digne d’être vue ?

Je suis retourné hier, 9 janvier, au Colisée, pour le voir dans une autre saison et sous un autre aspect : j’ai été étonné, en arrivant, de ne point entendre l’aboiement des chiens qui se montraient ordinairement dans les corridors supérieurs de l’amphithéâtre parmi les herbes séchées. J’ai frappé à la porte de l’ermitage pratiqué dans le cintre d’une loge ; on ne m’a point répondu : l’ermite est mort. L’inclémence de la saison, l’absence du bon solitaire, des chagrins récents, ont redoublé pour moi la tristesse de ce lieu ; j’ai cru voir les décombres d’un édifice que j’avais admiré quelques jours auparavant dans toute son intégrité et toute sa fraîcheur. C’est ainsi, mon très cher ami, que nous sommes avertis à chaque pas de notre néant : l’homme cherche au dehors des raisons pour s’en convaincre ; il va méditer sur les ruines des empires, il oublie qu’il est lui-même une ruine encore plus chancelante, et qu’il sera tombé avant ces débris [L’homme à qui cette lettre est adressée n’est plus ! (Note de l’édition de 1827.) - N.d.A.]. Ce qui achève de rendre notre vie le songe d’une ombre [Pindare. (N.d.A.)], c’est que nous ne pouvons pas même espérer de vivre longtemps dans le souvenir de nos amis, puisque leur cœur, où s’est gravée notre image, est, comme l’objet dont il retient les traits, une argile sujette à se dissoudre. On m’a montré à Portici un morceau de cendres du Vésuve, friable au toucher, et qui conserve l’empreinte, chaque jour plus effacée, du sein et du bras d’une jeune femme ensevelie sous les ruines de Pompeïa ; c’est une image assez juste, bien qu’elle ne soit pas encore assez vaine, de la trace que notre mémoire laisse dans le cœur des hommes, cendre et poussière [Job. (N.d.A.)].

Avant de partir pour Naples, j’étais allé passer quelques jours seul à Tivoli, je parcourus les ruines des environs, et surtout celles de la villa Adriana. Surpris par la pluie au milieu de ma course, je me réfugiai dans les salles des thermes voisins du Poecile [Monuments de la villa. Voyez plus haut la description de Tivoli et de la villa Adriana. (N.d.A.)], sous un figuier qui avait renversé le pan d’un mur en croissant. Dans un petit salon octogone, une vigne vierge perçoit la voûte de l’édifice, et son gros cep lisse, rouge et tortueux, montait le long du mur comme un serpent. Tout autour de moi, à travers les arcades des ruines, s’ouvraient des points de vue sur la campagne romaine. Des buissons de sureau remplissaient les salles désertes où venaient se réfugier quelques merles. Les fragments de maçonnerie étaient tapissés de feuilles de scolopendre, dont la verdure satinée se dessinait comme un travail en mosaïque sur la blancheur des marbres. Çà et là de hauts cyprès remplaçaient les colonnes tombées dans ce palais de la mort ; l’acanthe sauvage rampait à leurs pieds, sur des débris, comme si la nature s’était plu à reproduire sur les chefs-d’œuvre mutilés de l’architecture l’ornement de leur beauté passée. Les salles diverses et les sommités des ruines ressemblaient à des corbeilles et à des bouquets de verdure, le vent agitait les guirlandes humides, et toutes les plantes s’inclinaient sous la pluie du ciel.

Pendant que je contemplais ce tableau, mille idées confuses se pressaient dans mon esprit : tantôt j’admirais, tantôt je détestais la grandeur romaine ; tantôt je pensais aux vertus, tantôt aux vices de ce propriétaire du monde, qui avait voulu rassembler une image de son empire dans son jardin. Je rappelais les événements qui avaient renversé cette villa superbe ; je la voyais dépouillée de ses plus beaux ornements par le successeur d’Adrien ; je voyais les barbares y passer comme un tourbillon, s’y cantonner quelquefois, et, pour se défendre dans ces mêmes monuments qu’ils avaient à moitié détruits, couronner l’ordre grec et toscan du créneau gothique ; enfin, des religieux chrétiens, ramenant la civilisation dans ces lieux, plantaient la vigne et conduisaient la charrue dans le temple des Stoïciens et les salles de l’Académie [Monuments de la villa. (N.d.A.)]. Le siècle des arts renaissait, et de nouveaux souverains achevaient de bouleverser ce qui restait encore des ruines de ces palais, pour y trouver quelques chefs-d’œuvre des arts. À ces diverses pensées se mêlait une voix intérieure qui me répétait ce qu’on a cent fois écrit sur la vanité des choses humaines. Il y a même double vanité dans les monuments de la villa Adriana ; ils n’étaient, comme on sait, que les imitations d’autres monuments répandus dans les provinces de l’empire romain : le véritable temple de Sérapis à Alexandrie, la véritable Académie à Athènes, n’existent plus : vous ne voyez donc dans les copies d’Adrien que des ruines de ruines.

Il faudrait maintenant, mon cher ami, vous décrire le temple de la Sibylle, à Tivoli, et l’élégant temple de Vesta, suspendu sur la cascade ; mais le loisir me manque. Je regrette de ne pouvoir vous peindre cette cascade célébrée par Horace : j’étais là dans vos domaines, vous l’héritier de l’Afelia des Grecs, ou du simplex munditiis [" Élégante simplicité. " Hor. (N.d.A.)] du chantre de l’ Art poétique ; mais je l’ai vue dans une saison triste, et je n’étais pas moi-même fort gai. Je vous dirai plus : j’ai été importuné du bruit des eaux, de ce bruit qui m’a tant de fois charmé dans les forêts américaines. Je me souviens encore du plaisir que j’éprouvais lorsque, la nuit, au milieu du désert, mon bûcher à demi éteint, mon guide dormant, mes chevaux paissant à quelque distance, j’écoutais la mélodie des eaux et des vents dans la profondeur des bois. Ces murmures, tantôt plus forts, tantôt plus faibles, croissant et décroissant à chaque instant, me faisaient tressaillir ; chaque arbre était pour moi une espèce de lyre harmonieuse dont les vents tiraient d’ineffables accords.

Aujourd’hui je m’aperçois que je suis beaucoup moins sensible à ces charmes de la nature ; je doute que la cataracte de Niagara me causât la même admiration qu’autrefois. Quand on est très jeune, la nature muette parle beaucoup ; il y a surabondance dans l’homme ; tout son avenir est devant lui (si mon Aristarque veut me passer cette expression) ; il espère communiquer ses sensations au monde, et il se nourrit de mille chimères. Mais dans un âge avancé, lorsque la perspective que nous avions devant nous passe derrière, que nous sommes détrompés sur une foule d’illusions, alors la nature seule devient plus froide et moins parlante, les jardins parlent peu [La Fontaine. (N.d.A.)]. Pour que cette nature nous intéresse encore, il faut qu’il s’y attache des souvenirs de la société ; nous nous suffisons moins à nous-mêmes : la solitude absolue nous pèse, et nous avons besoin de ces conversations qui se font le soir à voix basse entre des amis [Horace. (N.d.A.)].

Je n’ai point quitté Tivoli sans visiter la maison du poète que je viens de citer : elle était en face de la villa de Mécène ; c’était là qu’il offrait floribus et vino genium memorem brevis aevi [" Des fleurs et du vin au génie qui nous rappelle la brièveté de la vie. " (N.d.A.)]. L’ermitage ne pouvait pas être grand, car il est situé sur la croupe même du coteau ; mais on sent qu’on devait être bien à l’abri dans ce lieu, et que tout y était commode, quoique petit. Du verger devant la maison l’oeil embrassait un pays immense : vraie retraite du poète à qui peu suffit, et qui jouit de tout ce qui n’est pas à lui, spatio brevi spem longam reseces [" Renferme dans un espace étroit tes longues espérances. " Hor. (N.d.A.)]. Après tout, il est fort aisé d’être philosophe comme Horace. Il avait une maison à Rome, deux villa à la campagne, l’une à Utique, l’autre à Tivoli. Il buvait d’un certain vin du consulat de Tullus avec ses amis : son buffet était couvert d’argenterie ; il disait familièrement au premier ministre du maître du monde : " Je ne sens point les besoins de la pauvreté, et si je voulais quelque chose de plus, Mécène, tu ne me le refuserais pas. " Avec cela on peut chanter Lalagé, se couronner de lis, qui vivent peu, parler de la mort en buvant le falerne, et livrer au vent les chagrins.

Je remarque qu’Horace, Virgile, Tibulle, Tite-Live, moururent tous avant Auguste, qui eut en cela le sort de Louis XIV : notre grand prince survécut un peu à son siècle, et se coucha le dernier dans la tombe comme pour s’assurer qu’il ne restait rien après lui.

Il vous sera sans doute fort indifférent de savoir que la maison de Catulle est placée à Tivoli, au-dessus de la maison d’Horace, et qu’elle sert maintenant de demeure à quelques religieux chrétiens ; mais vous trouverez peut-être assez remarquable que l’Arioste soit venu composer ses fables comiques [Boileau. (N.d.A.)] au même lieu où Horace s’est joué de toutes les choses de la vie. On se demande avec surprise comment il se fait que le chantre de Roland, retiré chez le cardinal d’Este, à Tivoli, ait consacré ses divines folies à la France, et à la France demi-barbare, tandis qu’il avait sous les yeux les sévères monuments et les graves souvenirs du peuple le plus sérieux et le plus civilisé de la terre. Au reste, la villa d’Este est la seule villa moderne qui m’ait intéressé au milieu des débris des villa de tant d’empereurs et de consulaires. Cette maison de Ferrare a eu le bonheur peu commun d’avoir été chantée par les deux plus grands poètes de son temps et les deux plus beaux génies de l’Italie moderne.

Piacciavi, generose Ercolea prole,

Ornamento e splendor del secol nostro,

Ippolito, etc.

C’est ici le cri d’un homme heureux, qui rend grâces à la maison puissante dont il recueille les faveurs et dont il fait lui-même les délices. Le Tasse, plus touchant, fait entendre dans son invocation les accents de la reconnaissance d’un grand homme infortuné :

Tu, magnanimo Alfonso, il qual ritogli, etc.

C’est faire un noble usage du pouvoir que de s’en servir pour protéger les talents exilés et recueillir le mérite fugitif. Arioste et Hippolyte d’Este ont laissé dans les vallons de Tivoli un souvenir qui ne le cède pas en charme à celui d’Horace et de Mécène. Mais que sont devenus les protecteurs et les protégés ? Au moment même où j’écris, la maison d’Est vient de s’éteindre ; la villa du cardinal d’Este tombe en ruine comme celle du ministre d’Auguste : c’est l’histoire de toutes les choses et de tous les hommes.

Linquenda tellus, et domus, et placens

Uxor [" Il faudra quitter la terre, une maison, une épouse chérie. " Hor. (N.d.A.)].

Je passai presque tout un jour à cette superbe villa ; je ne pouvais me lasser d’admirer la perspective dont on jouit du haut de ses terrasses : au-dessous de vous s’étendent les jardins avec leurs platanes et leurs cyprès ; après les jardins viennent les restes de la maison de Mécène, placée au bord de l’Anio [Aujourd’hui le Teverone. (N.d.A.)] ; de l’autre côté de la rivière, sur la colline en face, règne un bois de vieux oliviers, où l’on trouve les débris de la villa de Varus [Le Varus qui fut massacré avec les légions en Germanie. Voyez l’admirable morceau de Tacite. (N.d.A.)] ; un peu plus loin, à gauche, dans la plaine, s’élèvent les trois monts Monticelli, San Francesco et Sant’Angelo, et entre les sommets de ces trois monts voisins apparaît le sommet lointain et azuré de l’antique Soracte ; à l’horizon et à l’extrémité des campagnes romaines, en décrivant un cercle par le couchant et le midi, on découvre les hauteurs de Monte-Fiascone, Rome, Civita-Vecchia, Ostia, la mer, Frascati, surmonté des pins de Tusculum ; enfin, revenant chercher Tivoli vers le levant, la circonférence entière de cette immense perspective se termine au mont Ripoli, autrefois occupé par les maisons de Brutus et d’Atticus, et au pied duquel se trouve la villa Adriana avec toutes ses ruines.

On peut suivre au milieu de ce tableau le cours du Teverone, qui descend vers le Tibre, jusqu’au pont où s’élève le mausolée de la famille Plautia, bâti en forme de tour. Le grand chemin de Rome se déroule aussi dans la campagne ; c’était l’ancienne voie Tiburtine autrefois bordée de sépulcres, et le long de laquelle des meules de foin élevées en pyramides imitent encore des tombeaux.

Il serait difficile de trouver dans le reste du monde une vue plus étonnante et plus propre à faire naître de puissantes réflexions. Je ne parle pas de Rome, dont on aperçoit les dômes, et qui seule dit tout ; je parle seulement des lieux et des monuments renfermés dans cette vaste étendue. Voilà la maison où Mécène, rassasié des biens de la terre, mourut d’une maladie de langueur ; Varus quitta ce coteau pour aller verser son sang dans les marais de la Germanie ; Cassius et Brutus abandonnèrent ces retraites pour bouleverser leur patrie. Sous ces hauts pins de Frascati, Cicéron dictait ses Tusculanes ; Adrien fit couler un nouveau Pénée au pied de cette colline, et transporta dans ces lieux les noms, les charmes et les souvenirs du vallon de Tempé. Vers cette source de la Solfatare, la reine captive de Palmyre acheva ses jours dans l’obscurité, et sa ville d’un moment disparut dans le désert. C’est ici que le roi Latinus consulta le dieu Faune dans la foret de l’Albunée ; c’est ici qu’Hercule avait son temple, et que la sibylle tiburtine dictait ses oracles ; ce sont là les montagnes des vieux Sabins, les plaines de l’antique Latium ; terre de Saturne et de Rhée, berceau de l’âge d’or, chanté par tous les poètes ; riants coteaux de Tibur et de Lucrétile, dont le seul génie français a pu retracer les grâces, et qui attendaient le pinceau du Poussin et de Claude Lorrain.

Je descendis de la villa d’Este [On a vu à la fin de ma description de la villa Adriana que j’annonçais pour le lendemain une promenade à la villa d’Este. Je n’ai point donné le détail particulier de cette promenade, parce qu’il se trouvait déjà dans ma Lettre sur Rome, à M. de Fontanes. (N.d.A.)] vers les trois heures après midi ; je passai le Teverone sur le pont de Lupus, pour rentrer à Tivoli par la porte Sabine. En traversant le bois des vieux oliviers, dont je viens de vous parler, j’aperçus une petite chapelle blanche, dédiée à la madone Quintilanea, et bâtie sur les ruines de la villa de Varus. C’était un dimanche : la porte de cette chapelle était ouverte, j’y entrai. Je vis trois petits autels disposés en forme de croix ; sur celui du milieu s’élevait un grand crucifix d’argent, devant lequel brûlait une lampe suspendue à la voûte. Un seul homme, qui avait l’air très malheureux, était prosterné auprès d’un banc ; il priait avec tant de ferveur, qu’il ne leva pas même les yeux sur moi au bruit de mes pas. Je sentis ce que j’ai mille fois éprouvé en entrant dans une église, c’est-à-dire un certain apaisement des troubles du cœur (pour parler comme nos vieilles bibles), et je ne sais quel dégoût de la terre. Je me mis à genoux à quelque distance de cet homme, et, inspiré par le lieu, je prononçai cette prière : " Dieu du voyageur, qui avez voulu que le pèlerin vous adorât dans cet humble asile bâti sur les ruines du palais d’un grand de la terre ! Mère de douleur, qui avez établi votre culte de miséricorde dans l’héritage de ce Romain infortuné mort loin de son pays dans les forêts de la Germanie ! nous ne sommes ici que deux fidèles prosternés au pied de votre autel solitaire : accordez à cet inconnu, si profondément humilié devant vos grandeurs, tout ce qu’il vous demande : faites que les prières de cet homme servent à leur tour à guérir mes infirmités, afin que ces deux chrétiens qui sont étrangers l’un à l’autre, qui ne se sont rencontrés qu’un instant dans la vie, et qui vont se quitter pour ne plus se voir ici-bas, soient tout étonnés, en se retrouvant au pied de votre trône, de se devoir mutuellement une partie de leur bonheur, par les miracles de leur charité ! "

Quand je viens à regarder, mon cher ami, toutes les feuilles éparses sur ma table, je suis épouvanté de mon énorme fatras, et j’hésite à vous l’envoyer. Je sens pourtant que je ne vous ai rien dit, que j’ai oublié mille choses que j’aurais dû vous dire. Comment, par exemple, ne vous ai-je pas parlé de Tusculum, de Cicéron, qui, selon Sénèque, " fut le seul génie que le peuple romain ait eu d’égal à son empire " ? Illud ingenium quod solum populus romanus par imperio suo habuit. Mon voyage à Naples, ma descente dans le cratère du Vésuve [Il n’y a (comme je l’ai déjà dit dans une autre note) que de la fatigue et aucun danger à descendre dans le cratère du Vésuve. Il faudrait avoir le malheur d’y être surpris par une éruption ; dans ce cas-là même, si l’on n’était pas emporté par l’explosion, l’expérience a prouvé qu’on peut encore se sauver sur la lave : comme elle coule avec une extrême lenteur, sa surface se refroidit assez vite pour qu’on puisse y passer rapidement. (N.d.A.)], mes courses à Pompeïa, à Caserte [Je n’ai rien retrouvé sur Caserte. (N.d.A.)], à la Solfatare, au lac Averne, à la grotte de la Sibylle, auraient pu vous intéresser, etc. Baïes, où se sont passées tant de scènes mémorables, méritait seule un volume. Il me semble que je vois encore la tour de Bola, où était placée la maison d’Agrippine, et où elle dit ce mot sublime aux assassins envoyés par son fils : Ventrem feri [Tacite. (N.d.A.)]. L’île Nisida, qui servit de retraite à Brutus, après le meurtre de César, le pont de Caligula, la Piscine admirable, tous ces palais bâtis dans la mer, dont parle Horace, vaudraient bien la peine qu’on s’y arrêtât un peu. Virgile a placé ou trouvé dans ces lieux les belles fictions du sixième livre de son Énéide : c’est de là qu’il écrivait à Auguste ces paroles modestes (elles sont, je crois, les seules lignes de prose que nous connaissions de ce grand homme) : Ego vero frequentes a te litteras accipio... De Aenea quidem meo, si me hercule jam dignum auribus haberem tuis, libenter mitterem ; sed tanta inchoata res est, ut pene vitio mentis tantum opus ingressus midi videar ; cum praesertim, ut scis, alia quoque studia ad id opus multoque potiora impertiar [Ce fragment se trouve dans Macrobe, mais je ne puis indiquer le livre : je crois pourtant que c’est le premier des Saturnales. Voyez Les Martyrs, sur le séjour de Baïes. (N.d.A.)].

Mon pèlerinage au tombeau de Scipion l’Africain est un de ceux qui ont le plus satisfait mon cœur, bien que j’aie manqué le but de mon voyage. On m’avait dit que le mausolée existait encore, et qu’on y lisait même le mot patria, seul reste de cette inscription qu’on prétend y avoir été gravée : Ingrate patrie, tu n’auras pas mes os ! Je me suis rendu à Patria, l’ancienne Literne : je n’ai point trouvé le tombeau, mais j’ai erré sur les ruines de la maison que le plus grand et le plus aimable des hommes habitait dans son exil : il me semblait voir le vainqueur d’Annibal se promener au bord de la mer sur la côte opposée à celle de Carthage, et se consolant de l’injustice de Rome par les charmes de l’amitié et le souvenir de ses vertus [N V 3 2].

Quand aux Romains modernes, mon cher ami, Duclos me semble avoir de l’humeur lorsqu’il les appelle les Italiens de Rome ; je crois qu’il y a encore chez eux le fond d’une nation peu commune. On peut découvrir parmi ce peuple, trop sévèrement jugé, un grand sens, du courage, de la patience, du génie, des traces profondes de ses anciennes mœurs, je ne sais quel air de souverain et quels nobles usages qui sentent encore la royauté. Avant de condamner cette opinion, qui peut vous paraître hasardée, il faudrait entendre mes raisons, et je n’ai pas le temps de vous les donner.

Que de choses me resteraient à vous dire sur la littérature italienne ! Savez-vous que je n’ai vu qu’une seule fois le comte Alfieri dans ma vie, et devineriez-vous comment ? Je l’ai vu mettre dans la bière ! On me dit qu’il n’était presque pas changé. Sa physionomie me parut noble et grave ; la mort y ajoutait sans doute une nouvelle sévérité ; le cercueil étant un peu trop court, on inclina la tête du défunt sur sa poitrine, ce qui lui fit faire un mouvement formidable. Je tiens de la bonté d’une personne qui lui fut bien chère [La personne pour laquelle avait été composée d’avance l’épitaphe que je rapportais ici n’a pas fait mentir longtemps le hic sita est : elle est allée rejoindre le comte Alfieri. Rien n’est triste comme de relire, vers la fin de ses jours, ce que l’on a écrit dans sa jeunesse ; tout ce qui était au présent, quand on tenait la plume, se trouve au passé : on parlait de vivants, et il n’y a plus que des morts. L’homme qui vieillit en cheminant dans la vie se retourne pour regarder derrière lui ses compagnons de voyage, et ils ont disparu ! Il est resté seul sur une route déserte. (N.d.A.)], et de la politesse d’un ami du comte Alfieri, des notes curieuses sur les ouvrages posthumes, les opinions et la vie de cet homme célèbre. La plupart des papiers publics en France ne nous ont donné sur tout cela que des renseignements tronqués et incertains. En attendant que je puisse vous communiquer mes notes, je vous envoie l’épitaphe que le comte Alfieri avait faite, en même temps que la sienne, pour sa noble amie :

Hic. Sita.Est.

Al.... E.... St....

Alb.... Com....

Genere. Forma. Moribus.

Incomparabili. Animi. Candore.

Praeclarissima.

A. Victorio. Alferio.

Juxta. Quem. Sarcophago. Uno [Sic inscribendum, me, ut opinor et opto, praemoriente : sed, aliter jubente Deo, aliter inscribendum :

Qui juxta. eam. sarcophago. uno.

Conditus. erit, quamprimum. (N.d.A.)].

Tumulata. Est.

Annorum. 26. Spatio.

Ultra. Res. Omnes. Dilecta.

Et. Quasi. Mortale. Numen.

Ab. Ipso. Constanter. Habita.

Et. Observata.

Vixit. Annos.... Menses.... Dies....

Hannoniae. Montibus. Nata.

Obiit.... Die.... Mensis....

Anno. Domini. M. D. CCC [" Ici repose Héloïse E. St. comtesse d’Al., illustre par ses aïeux, célèbre par les grâces de sa personne, par les agréments de son esprit et par la candeur incomparable de son âme. Inhumée près de Victor Alfieri, dans un même tombeau (Ainsi j’ai écrit, espérant, désirant mourir le premier; mais s’il plaît à Dieu d’en ordonner autrement, il faudra autrement écrire. Inhumée par la volonté de Victor Alfieri, qui sera bientôt enseveli près d’elle dans un même tombeau.), il la préféra pendant vingt-six ans à toutes les choses de la terre. Mortelle, elle fut constamment servie et honorée par lui comme si elle eût été une divinité.

" Née à Mons ; elle vécut... et mourut le..... " (N.d.A.)].

La simplicité de cette épitaphe, et surtout la note qui l’accompagne, me semblent extrêmement touchantes.

Pour cette fois, j’ai fini ; je vous envoie ce monceau de ruines : faites en tout ce qu’il vous plaira. Dans la description des divers objets dont je vous ai parlé, je crois n’avoir omis rien de remarquable, si ce n’est que le Tibre est toujours le flavus Tiberinus de Virgile. On prétend qu’il doit cette couleur limoneuse aux pluies qui tombent dans les montagnes dont il descend. Souvent, par le temps le plus serein, en regardant couler ses flots décolorés, je me suis représenté une vie commencée au milieu des orages : le reste de son cours passe en vain sous un ciel pur ; le fleuve demeure teint des eaux de la tempête qui l’ont troublé dans sa course.

Notes  (par TLP) :

1. Parthenope est l'ancien nom de la ville de Naples. L'expression serait de Virgile lui-même, qui aurait composé sa propre épitaphe selon Philargirus, Vita Virgiliana I, 98-102 (voir Le Tombeau du Poète, Louis Quarles, Beya Editions) :

"Mantua me genuit, Calabri rapuere, tenet nunc Parthenope, cecini pascua rura duces."
("Mantoue m'a engendré, les Calabrais m'ont emporté, désormais Parthénope me possède ; j'ai chanté les pâturages, les campagnes, les chefs.")

2. Virgile, Géorgiques, II, vers 173-174.

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27 juin 2009 6 27 /06 /juin /2009 15:06

11 janvier

 

La lave a rempli Herculanum, comme le plomb fondu remplit les concavités d’un moule.

Portici est un magasin d’antiques.

Il y a quatre parties découvertes à Pompeïa : 1° le temple, le quartier des soldats, les théâtres ; 2° une maison nouvellement déblayée par les Français ; 3° un quartier de la ville ; 4° la maison hors de la ville.

Le tour de Pompeïa est d’environ quatre milles. Quartier des soldats, espèce de cloître autour duquel régnaient quarante-deux chambres ; quelques mots latins estropiés et mal orthographiés barbouillés sur les murs. Près de là étaient des squelettes enchaînés : " Ceux qui étaient autrefois enchaînés ensemble, dit Job, ne souffrent plus, et ils n’entendent plus la voix de l’exacteur. "

Un petit théâtre : vingt-et-un gradins en demi-cercle, les corridors derrière. Un grand théâtre : trois portes pour sortir de la scène dans le fond, et communiquant aux chambres des acteurs. Trois rangs marqués pour les gradins ; celui du bas plus large et en marbre. Les corridors derrière, larges et voûtés.

On entrait par le corridor au haut du théâtre, et l’on descendait dans la salle par les vomitoires. Six portes s’ouvraient dans ce corridor. Viennent, non loin de là, un portique carré de soixante colonnes, et d’autres colonnes en ligne droite, allant du midi au nord ; dispositions que je n’ai pas bien comprises.

On trouve deux temples : l’un de ces temples offre trois autels et un sanctuaire élevé.

La maison découverte par les Français est curieuse : les chambres à coucher, extrêmement exiguës, sont peintes en bleu ou en jaune, et décorées de petits tableaux à fresque. On voit dans ces tableaux un personnage romain, un Apollon jouant de la lyre, des paysages, des perspectives de jardins et de villes. Dans la plus grande chambre de cette maison, une peinture représente Ulysse fuyant les Sirènes : le fils de Laerte, attaché au mât de son vaisseau, écoute trois Sirènes placées sur les rochers ; la première touche la lyre, la seconde sonne une espèce de trompette, la troisième chante.

On entre dans la partie la plus anciennement découverte de Pompeïa par une rue d’environ quinze pieds de large ; des deux côtés sont des trottoirs ; le pavé garde la trace des roues en divers endroits. La rue est bordée de boutiques et de maisons dont le premier étage est tombé. Dans deux de ces maisons se voient les choses suivantes :

Une chambre de chirurgien et une chambre de toilette avec des peintures analogues.

On m’a fait remarquer un moulin à blé et les marques d’un instrument tranchant sur la pierre de la boutique d’un charcutier ou d’un boulanger, je ne sais plus lequel.

La rue conduit à une porte de la cité où l’on a mis à nu une portion des murs d’enceinte. À cette porte commençait la file des sépulcres qui bordaient le chemin public. Après avoir passé la porte, on rencontre la maison de campagne si connue. Le portique qui entoure le jardin de cette maison est composé de piliers carrés, groupés trois par trois. Sous ce premier portique, il en existe un second : c’est là que fut étouffée la jeune femme dont le sein s’est imprimé dans le morceau de terre que j’ai vu à Portici : la mort, comme un statuaire, a moulé sa victime.

Pour passer d’une partie découverte de la cité à une autre partie découverte, on traverse un riche sol cultivé ou planté de vignes. La chaleur était considérable, la terre riante de verdure et émaillée de fleurs.

En parcourant cette cité des morts, une idée me poursuivait. À mesure que l’on déchausse quelque édifice à Pompeïa, on enlève ce que donne la fouille, ustensiles de ménage, instruments de divers métiers, meubles, statues, manuscrits, etc., et l’on entasse le tout au Musée Portici. Il y aurait selon moi quelque chose de mieux à faire : ce serait de laisser les choses dans l’endroit où on les trouve et comme on les trouve, de remettre des toits, des plafonds, des planchers et des fenêtres, pour empêcher la dégradation des peintures et des murs ; de relever l’ancienne enceinte de la ville, d’en clore les portes ; enfin d’y établir une garde de soldats avec quelques savants versés dans les arts. Ne serait-ce pas là le plus merveilleux musée de la terre ? Une ville romaine conservée tout entière, comme si ses habitants venaient d’en sortir un quart d’heure auparavant !

On apprendrait mieux l’histoire domestique du peuple romain, l’état de la civilisation romaine dans quelques promenades à Pompeïa restaurée, que par la lecture de tous les ouvrages de l’antiquité. L’Europe entière accourrait : les frais qu’exigerait la mise en œuvre de ce plan seraient amplement compensés par l’affluence des étrangers à Naples. D’ailleurs rien n’obligerait d’exécuter ce travail à la fois ; on continuerait lentement, mais régulièrement les fouilles ; il ne faudrait qu’un peu de brique, d’ardoise, de plâtre, de pierre, de bois de charpente et de menuiserie pour les employer en proportion du déblai. Un architecte habile suivrait, quant aux restaurations, le style local dont il trouverait des modèles dans les paysages peints sur les murs mêmes des maisons de Pompeïa.

Ce que l’on fait aujourd’hui me semble funeste : ravies à leurs places naturelles, les curiosités les plus rares s’ensevelissent dans des cabinets où elles ne sont plus en rapport avec les objets environnants. D’une autre part, les édifices découverts à Pompeïa tomberont bientôt : les cendres qui les engloutirent les ont conservés ; ils périront à l’air, si on ne les entretient ou on ne les répare.

En tous pays les monuments publics, élevés à grands frais avec des quartiers de granit et de marbre, ont seuls résisté à l’action du temps ; mais les habitations domestiques, les villes proprement dites, se sont écroulées, parce que la fortune des simples particuliers ne leur permet pas de bâtir pour les siècles.

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27 juin 2009 6 27 /06 /juin /2009 13:23

5 janvier 1804

 

Aujourd’hui 5 janvier, je suis parti de Naples à sept heures du matin ; me voilà à Portici. Le soleil est dégagé des nuages du levant, mais la tête du Vésuve est toujours dans le brouillard. Je fais marché avec un cicérone pour me conduire au cratère du volcan. Il me fournit deux mules, une pour lui, une pour moi : nous partons.

Je commence à monter par un chemin assez large, entre deux champs de vignes appuyées sur des peupliers. Je m’avance droit au levant d’hiver. J’aperçois, un peu au-dessus des vapeurs descendues dans la moyenne région de l’air, la cime de quelques arbres : ce sont les ormeaux de l’ermitage. De pauvres habitations de vignerons se montrent à droite et à gauche, au milieu des riches ceps du Lacryma Christi. Au reste, partout une terre brûlée, des vignes dépouillées entremêlées de pins en forme de parasol, quelques aloès dans les haies, d’innombrables pierres roulantes, pas un oiseau.

J’arrive au premier plateau de la montagne. Une plaine nue s’étend devant moi. J’entrevois les deux têtes du Vésuve ; à gauche la Somma, à droite la bouche actuelle du volcan : ces deux têtes sont enveloppées de nuages pâles. Je m’avance. D’un côté la Somma s’abaisse ; de l’autre je commence à distinguer les ravines tracées dans le cône du volcan, que je vais bientôt gravir. La lave de 1766 et de 1769 couvre la plaine où je marche. C’est un désert enfumé où les laves, jetées comme des scories de forge, présentent sur un fond noir leur écume blanchâtre, tout à fait semblable à des mousses desséchées.

Suivant le chemin à gauche, et laissant à droite le cône du volcan, j’arrive au pied d’un coteau ou plutôt d’un mur formé de la lave qui a recouvert Herculanum. Cette espèce de muraille est plantée de vignes sur la lisière de la plaine, et son revers offre une vallée profonde occupée par un taillis. Le froid devient très piquant.

Je gravis cette colline pour me rendre à l’ermitage que l’on aperçoit de l’autre côté. Le ciel s’abaisse, les nuages volent sur la terre comme une fumée grisâtre, ou comme des cendres chassées par le vent. Je commence à entendre le murmure des ormeaux de l’ermitage.

L’ermite est sorti pour me recevoir. Il a pris la bride de la mule, et j’ai mis pied à terre. Cet ermite est un grand homme de bonne mine et d’une physionomie ouverte. Il m’a fait entrer dans sa cellule ; il a dressé le couvert, et m’a servi un pain, des pommes et des œufs. Il s’est assis devant moi, les deux coudes appuyés sur la table, et a causé tranquillement tandis que je déjeunais. Les nuages s’étaient fermés de toutes parts autour de nous ; on ne pouvait distinguer aucun objet par la fenêtre de l’ermitage. On n’oyait dans ce gouffre de vapeurs que le sifflement du vent et le bruit lointain de la mer sur les côtes d’Herculanum ; scène paisible de l’hospitalité chrétienne, placée dans une petite cellule au pied d’un volcan et au milieu d’une tempête !

L’ermite m’a présenté le livre où les étrangers ont coutume de noter quelque chose. Dans ce livre, je n’ai pas trouvé une pensée qui méritât d’être retenue ; les Français, avec ce bon goût naturel à leur nation, se sont contentés de mettre la date de leur passage, ou de faire l’éloge de l’ermite. Ce volcan n’a donc inspiré rien de remarquable aux voyageurs ; cela me confirme dans une idée que j’ai depuis longtemps : les très grands sujets, comme les très grands objets, sont peu propres à faire naître les grandes pensées ; leur grandeur étant pour ainsi dire en évidence, tout ce qu’on ajoute au delà du fait ne sert qu’à le rapetisser. Le nascitur ridiculus mus est vrai de toutes les montagnes.

Je pars de l’ermitage à deux heures et demie ; je remonte sur le coteau de lave que j’avais déjà franchi : à ma gauche est la vallée qui me sépare de la Somma, à ma droite la plaine du cône. Je marche en m’élevant sur l’arête du coteau. Je n’ai trouvé dans cet horrible lieu, pour toute créature vivante, qu’une pauvre jeune fille maigre, jaune, demi-nue, et succombant sous un fardeau de bois coupé dans la montagne.

Les nuages ne me laissent plus rien voir ; le vent, soufflant de bas en haut, les chasse du plateau noir que je domine, et les fait passer sur la chaussée de lave que je parcours : je n’entends que le bruit des pas de ma mule.

Je quitte le coteau, je tourne à droite et redescends dans cette plaine de lave qui aboutit au cône du volcan et que j’ai traversée plus bas en montant à l’ermitage. Même en présence de ces débris calcinés, l’imagination se représente à peine ces champs de feu et de métaux fondus au moment des éruptions du Vésuve. Le Dante les avait peut-être vus lorsqu’il a peint dans son Enfer ces sables brûlants où des flammes éternelles descendent lentement et en silence, come di neve in Alpe senza vento :

.........Arrivammo ad una landa

Che dal suo letto ogni pianta rimuove.

............................

Lo spazzo era una rena arida e spessa,

.............................

Sovra tutto’I sabbion d’un cader lento

Piovén di fuoco dilatate falde,

Come di neve in Alpe sanza vento. 1

Les nuages s’entrouvrent maintenant sur quelques points ; je découvre subitement, et par intervalles, Portici, Caprée, Ischia, le Pausilippe, la mer parsemée des voiles blanches des pêcheurs et la côte du golfe de Naples, bordée d’orangers : c’est le paradis vu de l’enfer.

Je touche au pied du cône ; nous quittons nos mules ; mon guide me donne un long bâton, et nous commençons à gravir l’énorme monceau de cendres. Les nuages se referment, le brouillard s’épaissit, et l’obscurité redouble.

Me voilà au haut du Vésuve, écrivant assis à la bouche du volcan et prêt à descendre au fond de son cratère. Le soleil se montre de temps en temps à travers le voile de vapeurs qui enveloppe toute la montagne. Cet accident, qui me cache un des plus beaux paysages de la terre, sert à redoubler l’horreur de ce lieu. Le Vésuve, séparé par les nuages des pays enchantés qui sont à sa base, a l’air d’être ainsi placé dans le plus profond des déserts, et l’espèce de terreur qu’il inspire n’est point affaiblie par le spectacle d’une ville florissante à ses pieds.

Je propose à mon guide de descendre dans le cratère ; il fait quelque difficulté, pour obtenir un peu plus d’argent. Nous convenons d’une somme qu’il veut avoir sur-le-champ. Je la lui donne. Il dépouille son habit ; nous marchons quelque temps sur les bords de l’abîme, pour trouver une ligne moins perpendiculaire et plus facile à descendre. Le guide s’arrête et m’avertit de me préparer. Nous allons nous précipiter.

Nous voilà au fond du gouffre [Il n’y a que de la fatigue et peu de danger à descendre dans le cratère du Vésuve. Il faudrait avoir le malheur d’y être surpris par une éruption. Les dernières éruptions ont changé la forme du cône. (N.d.A.)]. Je désespère de pouvoir peindre ce chaos.

Qu’on se figure un bassin d’un mille de tour et de trois cents pieds d’élévation, qui va s’élargissant en forme d’entonnoir. Ses bords ou ses parois intérieures sont sillonnées par le fluide de feu que ce bassin a contenu, et qu’il a versé au dehors. Les parties saillantes de ces sillons ressemblent aux jambages de briques dont les Romains appuyaient leurs énormes maçonneries. Des rochers sont suspendus dans quelques parties du contour, et leurs débris, mêlés à une pâte de cendres, recouvrent l’abîme.

Ce fond du bassin est labouré de différentes manières. À peu près au milieu sont creusés trois puits ou petites bouches nouvellement ouvertes, et qui vomirent des flammes pendant le séjour des Français à Naples en 1798.

Des fumées transpirent à travers les pores du gouffre, surtout du côté de la Torre del Greco. Dans le flanc opposé, vers Caserte, j’aperçois une flamme. Quand vous enfoncez la main dans les cendres, vous les trouvez brûlantes à quelques pouces de profondeur sous la surface.

La couleur générale du gouffre est celle d’un charbon éteint. Mais la nature sait répandre des grâces jusque sur les objets les plus horribles : la lave en quelques endroits est pleine d’azur, d’outremer, de jaune et d’orangé. Des blocs de granit, tourmentés et tordus par l’action du feu, se sont recourbés à leurs extrémités, comme des palmes et des feuilles d’acanthe. La matière volcanique, refroidie sur les rocs vifs autour desquels elle a coulé, forme çà et là des rosaces, des girandoles, de rubans ; elle affecte aussi des figures de plantes et d’animaux, et imite les dessins variés que l’on découvre dans les agates. J’ai remarqué sur un rocher bleuâtre un cygne de lave blanche parfaitement modelé ; vous eussiez juré voir ce bel oiseau dormant sur une eau paisible, la tête cachée sous son aile, et son long cou allongé sur son dos comme un rouleau de soie :

Ad vada Meandri concinit albus olor. 2

Je retrouve ici ce silence absolu que j’ai observé autrefois, à midi, dans les forêts de l’Amérique, lorsque, retenant mon haleine, je n’entendais que le bruit de mes artères dans mes tempes et le battement de mon cœur. Quelquefois seulement des bouffées de vent, tombant du haut du cône au fond du cratère, mugissent dans mes vêtements ou sifflent dans mon bâton ; j’entends aussi rouler quelques pierres que mon guide fait fuir sous ses pas en gravissant les cendres. Un écho confus, semblable au frémissement du métal ou du verre, prolonge le bruit de la chute, et puis tout se tait. Comparez ce silence de mort aux détonations épouvantables qui ébranlaient ces mêmes lieux lorsque le volcan vomissait le feu de ses entrailles et couvrait la terre de ténèbres.

On peut faire ici des réflexions philosophiques et prendre en pitié les choses humaines. Qu’est-ce en effet que ces révolutions si fameuses des empires auprès des accidents de la nature qui changent la face de la terre et des mers ? Heureux du moins si les hommes n’employaient pas à se tourmenter mutuellement le peu de jours qu’ils ont à passer ensemble ! Le Vésuve n’a pas ouvert une seule fois ses abîmes pour dévorer les cités, que ses fureurs n’aient surpris les peuples au milieu du sang et des larmes. Quels sont les premiers signes de civilisation, les premières marques du passage des hommes que l’on a retrouvés sous les cendres éteintes du volcan ? Des instruments de supplice, des squelettes enchaînés [À Pompeïa. (N.d.A.)].

Les temps varient, et les destinées humaines ont la même inconstance. La vie, dit la chanson grecque, fuit comme la roue d’un char :

Trocox armatox gar oia

Biotox trecei culisqeix.

Pline a perdu la vie pour avoir voulu contempler de loin le volcan dans le cratère duquel je suis tranquillement assis. Je regarde fumer l’abîme autour de moi. Je songe qu’à quelques toises de profondeur j’ai un gouffre de feu sous mes pieds ; je songe que le volcan pourrait s’ouvrir et me lancer en l’air avec des quartiers de marbre fracassés.

Quelle providence m’a conduit dans ce lieu ? Par quel hasard les tempêtes de l’océan américain m’ont-elles jeté aux champs de Lavinie : Lavinaque venit littora 3 ? Je ne puis m’empêcher de faire un retour sur les agitations de cette vie, " où les choses, dit saint Augustin, sont pleines de misères, l’espérance vide de bonheur : rem plenam miseriae, spem beatitudis inanem 4. " Né sur les rochers de l’Armorique le premier bruit qui a frappé mon oreille en venant au monde est celui de la mer ; et sur combien de rivages n’ai-je pas vu depuis se briser ces mêmes flots que je retrouve ici ?

Qui m’eût dit il y a quelques années que j’entendrais gémir aux tombeaux de Scipion et de Virgile ces vagues qui se déroulaient à mes pieds, sur les côtes de l’Angleterre, ou sur les grèves du Maryland ? Mon nom est dans la cabane du sauvage de la Floride ; le voilà sur le livre de l’ermite du Vésuve. Quand déposerai-je à la porte de mes pères le bâton et le manteau du voyageur ?

O patria ! o divum domus Ilium ! 5


Notes  (par TLP) :

1. Dante, La Divine Comédie, Enfer, Chant XIV, vers 8-30. Voir La divina commedia di Dante Alighieri : Inferno, numérisé par Google.

2. Ovide, Héroïdes, VII (Didon à Enée), vers 4 :

"[ Accipe, Dardanide, moriturae carmen Elissae;
Quae legis, a nobis ultima verba legis.
]

Sic ubi fata vocant, udis abiectus in herbis 
     Ad vada Maeandri concinit albus olor.
"

Traduction de Marcel Prévost (Les Belles Lettres, Paris, 1928) :

"Ainsi, quand les destins l'appellent, gisant parmi les herbes humides, chante le cygne blanc aux rives du Méandre."

3. Chateaubriand cite ici le début de L'Enéide de Virgile (I, vers 2-3) :

"Arma virumque cano, Trojae qui primus ab oris
Italiam fato profugus Laviniaque venit
Litora
.
.."

Traduction : "Je chante les armes [= les combats] et l'homme qui le premier, chassé par le destin des rivages de Troie, vint en Italie et sur les bords de Lavinium..."

4. Chateaubriand reprend une citation de Saint Augustin présente dans son Génie du christianisme (1802), chap. I, et extraite des Lettres de Saint Augustin. Dans le Génie du christianisme, Chateaubriand renvoie à la lettre 30 ; toutefois, dans les Lettres dont l'abbaye de Saint Benoit propose la traduction en ligne, c'est dans la lettre 26 que l'on retrouve ces mots. Voir la transcription de cette lettre. (Autre lien : JesusMarie.com.)

5. L'Eneide de nouveau, II, vers 241 : "O ma patrie ! O Ilion, demeure des dieux !" [ Ilion = Troie ]

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27 juin 2009 6 27 /06 /juin /2009 11:57

 

4 janvier

 

À Pouzzoles, j’ai examiné le temple des Nymphes, la maison de Cicéron, celle qu’il appelait la Puteolane, d’où il écrivit souvent à Atticus, et où il composa peut-être sa seconde Philippique. Cette villa était bâtie sur le plan de l’Académie d’Athènes : embellie depuis par Velus, elle devint un palais sous l’empereur Adrien, qui y mourut en disant adieu à son âme.

Animula vagula, blandula,

Hospes comesque corporis, etc. 1

Il voulut qu’on mît sur sa tombe qu’il avait été tué par les médecins :

Turba medicorum regem interfecit. 2

La science a fait des progrès.

À cette époque, tous les hommes de mérite étaient philosophes, quand ils n’étaient pas chrétiens.

Belle vue dont on jouissait du Portique : un petit verger occupe aujourd’hui la maison de Cicéron ;

Temple de Neptune et tombeaux.

La Solfatare, champ de soufre. Bruit des fontaines d’eau bouillante ; bruit du Tartare pour les poètes.

Vue du golfe de Naples en revenant : cap dessiné par la lumière du soleil couchant ; reflet de cette lumière sur le Vésuve et l’Apennin ; accord ou harmonie de ces feux et du ciel. Vapeur diaphane à fleur d’eau et à mi-montagne. Blancheur des voiles des barques rentrant au port. L’île de Caprée au loin. La montagne des Camaldules avec son couvent et son bouquet d’arbres au-dessus de Naples. Contraste de tout cela avec la Solfatare. Un Français habite sur l’île où se retira Brutus. Grotte d’Esculape. Tombeau de Virgile, d’où l’on découvre le berceau du Tasse.



Notes  (par TLP) :

1. Hadrien, près de mourir, auraut composé ces vers rapportés dans Histoire Auguste, Vie d'Hadrien par Aelius Spartianus. Voici les cinq vers rapportés par Spartianus et leur traduction par André Chastagnol (Robert Laffont, coll. Bouquins, édition bilingue, 1994) :

Animula vagula blandula,
Hospes comesque corporis,
Quae nunc abibis in loca
Pallidula rigida nudula
Nec, ut soles, dabis iocos !

Traduction d'A. Chastagnol :
Amelette vaguelette, calinette,
hôtesse et compagne de mon corps,
qui maintenant t'en vas vers des lieux
livides, glacés et dénudés,
tu ne lanceras plus tes habituelles plaisanteries !

Le poète Ronsard (1524-1585) s'inspira de ces vers (autour de 1550) :
Amelette, ronsardelette,
Mignonnelette, doucelette,
Très chère hôtesse de mon corps,
Tu descends là-bas, faiblelette,
Pâle, maigrelette, seulette,
Dans le froid royaume des morts ;
Toutefois simple, sans remords
De meurtre, poison et rancune
Méprisant faveurs et trésors,
Tant enviés par la commune.
Passant, j'ai dit, suis ta fortune,
Ne trouble mon repos, je dors.

(En français de l'époque :
Amelette Ronsardelette,
Mignonnelette doucelette,
Treschere hostesse de mon corps,
Tu descens là bas foiblelette,
Pasle, maigrelette, seulette,
Dans le froid Royaume des mors :
Toutesfois simple, sans relors
De meurtre, poison, ou rancune,
Méprisant faveurs et tresors
Tant enviez par la commune.
Passant, j'ay dit, suy ta fortune
Ne trouble mon repos, je dors
.)

Maurice Ravel (1875-1937) composa en 1923-1924 un chant pour voix avec piano sur ce texte de Ronsard.

Marguerite Yourcenar (1903-1987) place les vers d'Hadrien en exergue de ses Mémoires d'Hadrien (Plon, 1958).


2. C'est Dion Cassius, dans son Histoire romaine, Livre LXIX, 22, 4, qui rapporte qu'Hadrien mourut en prononçant ce proverbe. La phrase apparaît en latin chez Agrippa de Nettesheim (1486-1535), De Medicina Operatrice, LXXXIII : "Illud etiam moribundi jam Adriani dictum : Medicorum rurba principem perdidit." (Aussi, ce proverbe d'Hadrien moribond : L'excès de médecins a tué l'empereur.) En grec : πολλοὶ ἰατροὶ βασιλέα ἀπώλεσαν.

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