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23 juin 2009 2 23 /06 /juin /2009 10:28
Je pourrais me réjouir de cette si belle journée, mais hélas, l'angoisse m'habite à l'idée qu'elle sera sans doute la dernière de ma courte vie d'esclave. J'ai donc décidé de raconter mon histoire et celle de mon maître.

A mes dix-huit ans, j'ai été ramené de Chypre lors d'une expédition crétoise de la région agricole de la Messaora (plaine située entre deux montagnes au nord de Gortys). Pendant six ans, j'ai travaillé chez une famille qui possédait des champs. Tous les jours, j'étais amené à la meule. Lorsque je cédais à la fatigue, le maître cruel s'avançait et me criblait de coups de gourdin. La faim me tourmentait sans cesse et rares étaient les quelques bouillies qu'il me donnait... Un jour, je ne pus résister à [la tentation de] dérober une poignée d'orge dans la meule. Malheureusement, le maître me vit faire et m'asséna alors plusieurs coups de fouet en guise de punition. Un jour, le prince de Phaïstos m'aperçut alors que j'étais à la porte de la maison. Il regarda longuement les marques du fouet dans mon dos. Puis il descendit de son char et entra dans la maison. Il ressortit après avoir discuté avec mon maître. Alors il m'emmena avec lui et décida de me prendre pour esclave. Il me nomma Dmétor. Il était bon et loyal à tel point que je n'étais plus le même esclave. Il me traitait pratiquement à l'égal d'une personne normale. Bientôt, une certaine complicité nous unit et il commença à m'apprendre l'écriture. Je lui en suis très reconnaissant et c'est pour le remercier qu'aujourd'hui je relate avec tristesse ses derniers moments.

Il y a de cela deux mois, des tremblements de terre ont commencé à secouer la région de Knossos, chef-lieu de notre île. Cela s'amplifiant, l'inquiétude grandissait au sein de la population qui cherchait vainement la raison d'un si grand courroux des dieux. Les prêtres prétendaient que seul un sacrifice expiatoire du plus haut niveau, un sacrifice humain, pourrait assurer le salut de notre cité. Ils allèrent donc trouver le gouverneur de Knossos. Le malheur voulut que celui-là désignât son fils comme la victime la plus chère à son coeur. Nous fûmes donc, mon maître et moi, arrêtés et conduits au sanctuaire d'Anémospilia. Il était de règle que l'esclave meure avec son maître. Mais c'était pour moi un honneur de mourir à ses côtés, lui qui m'avait fait passer [du statut] d'un esclave maltraité à la condition de lettré. Je préfère cela [à] retourner chez un maître cruel. A mon arrivée, j'eus le temps de contempler l'immensité de la mer Egée. Je remplis mes yeux de ce bleu ,intense, dernière vision de la vie avant de pénétrer dans le sanctuaire de la mort. J'entrai précédé de mon maître dans un long corridor qui desservait trois chambres. Un prêtre suivi d'une jeune femme s'avança vers nous. Tous deux saluèrent mon maître avec le respect que l'on doit à un homme qui va se sacrifier pour les siens. Ils nous emmenèrent dans la chambre de droite au centre de laquelle se trouvait un autel. Ce sanctuaire tripartite était constitué de trois chapelles parallèles précédées d'un vaste corridor. Mon maître dut s'allonger sur l'autel de la pièce de droite et le prêtre lui lia les pieds fermement. Le prince ne se débattit pas et je l'admirais de faire preuve de tant de noblesse et de dignité. Le prêtre m'intima l'ordre de le suivre. Nous nous rendîmes dans la pièce centrale encombrée de nombreux vases en terre cuite et ustensiles divers. Une grande statue de bois se dressait le long du mur du fond. Il me demanda d'un ton rude d'aiguiser l'arme qui servirait au sacrifice. La seule vue de celle-ci me fit reculer d'effroi. Voyant mon hésitation, le prêtre me convainquit de le faire en m'assénant trois coups de fouet. J'avais de nouveau l'impression d'être un animal. Je vis dans ses yeux que mon sort était réglé d'avance et que je ne survivrais pas longtemps à mon maître. Chargé de draps et du kados qui devait recueillir le sang, je suivis le prêtre dans la chambre du sacrifice. Mon coeur battait à tout rompre quand je vis le bras du prêtre s'élever et s'abattre sur le cou du prince. Je m'approchai pour recueillir le sang qui coulait à flot en vacillant. Le prêtre craignant que je ne lâche le vase, m'infligea un coup, les esclaves n'étant pas censés faire preuve de sentiments. J'assistais, impuissant, au dernier moment du jeune prince. A cet instant, une secousse plus violente que les autres ébranla l'édifice et nous fit tous tituber. Puis, le prêtre sortit et continua la cérémonie dans la pièce d'à côté, aidé par la jeune femme. Profitant de ma solitude, j'inscris sur ces tablettes d'argile ce que fut notre histoiçre mais les secousses persistent. La mort de mon maître aura-t-elle été vaine, les dieux en décideront... Je cesse là mon récit, ne voulant être surpris par le prêtre et son aide qui reviennent vers l'autel...

De nombreuses années plus tard, bouleversé, je tourne et retourne dans mes mains ces tablettes d'argile, chargé d'émotions. Moi, Sakellarakis, directeur des fouilles, je viens de faire une grande découverte, le site d'Anémospilia qui fut le théâtre d'un sacrifice aux dieux. Nous avons retrouvé dans la chambre de l'autel le corps du sacrifié, celui d'un homme et d'une jeune femme, l'homme pouvant être le prêtre. Dans le corridor se trouve le squelette d'un homme qui portait vraisemblablement un vase dont les débris sont éparpillés. La raison de leur décès semble due à une violente secousse tellurique. Sans doute, le squelette du corridor était-il celui de l'esclave, le prêtre ayant dû lui donner ordre de déposer le vase au pied de la statue cultuelle. Il avait fort heureusement eu le temps de raconter ses derniers moments sur ces tablettes que j'ai pu déchiffrer récemment...

Norman L.
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